Dans l’esprit du président Moktar la question de rendre l’enseignement de l’arabe obligatoire n’était que différée, d’autant plus que plusieurs forces patriotiques, notamment nationalistes arabes lui mettaient la pression pour prendre la décision qu’il avait repoussée à plus tard à cause de la fâcherie des cadres du Sud lors de « la Conférence de la table ronde » de mai 1961.
Le 12 janvier 1965, le gouvernement décrète une nouvelle loi qui stipule en son article 10 que : « dans les établissements d’enseignement secondaire, il est donné un enseignement en français et un enseignement en arabe. Ces deux enseignements sont obligatoires ». Ce ne fut point une surprise et la vive réaction des cadres du Sud, elle aussi, était attendue sans grande surprise. De sources concordantes, les services du ministère de l’Intérieur qui suivaient la situation de très près étaient informés d’une activité souterraine menée par certains activistes du fleuve afin d’organiser une violente levée de boucliers face à la mesure inaugurant « l’arabisation » du système éducatif, et partant, celle de tout le pays. Le prédisent Moktar écrit : « de différentes sources, nous savions que certains cadres francisants noirs – enseignants surtout – avaient profité des grandes vacances pour sensibiliser les élèves de leur ethnie contre l’enseignement de l’arabe et les préparer à faire la grève et à organiser des manifestations dès la rentrée ».
Le 6 janvier 1966 « le manifeste des 19 » (Peuls et Toucouleurs ¾, Soninkés ¼) est distribué à Nouakchott et dans quelques villes de la vallée. Il soutient la grève et charge la langue arabe : « Cette action énergique ne fait que révéler un malaise profond et il est notoire que l’étude obligatoire de la langue arabe est pour les Noirs une oppression culturelle. Cette mesure constitue ensuite un handicap certain à tous les examens pour les élèves noirs qui, de façon consciente ont toujours repoussé l’étude de la langue arabe qu’ils savent un frein à leur développement culturel et scientifique et contre leurs intérêts ».
Curieusement, le tract ne faisait aucune référence aux langues africaines de Mauritanie : le Pulaar, le Soninké et le wolof. Pas un traitre mot pour demander leur promotion pourtant légitime. Le souci des porte-paroles auto-proclamés des populations noires était ailleurs ; ils se battaient pour imposer le monolinguisme francophone, car, estiment-ils, « le bilinguisme [arabe /français] n’est qu’une supercherie permettant d’écarter les citoyens noirs de toutes les affaires de l’État ».
Par contre là où le pamphlet était explicite et direct, c’était par rapport au rejet systématique de la langue arabe. Il y était requis de tous les Noirs d’engager « le combat pour détruire toute tentative d’oppression culturelle et pour barrer la route à l’arabisation à outrance ».
Enfin, les 19 avaient invité les « responsables à tous les échelons à s’atteler immédiatement à la solution [des]problèmes trop longtemps différés ». Lesquels ?
Certainement pas le manque d’équité dans la distribution des postes administratifs, parce que les cadres négro-mauritaniens étaient majoritaires au sein de la Fonction publique. Camille Evrard tout en confirmant le fait, donne un ordre de grandeur du volume de ce personnel : « Les orientations coloniales ont entraîné, dans la fonction publique du début des années 1960, une forte représentation des Noirs (environ 75 % des fonctionnaires, et jusqu’à 80 % dans les PTT). »
L’issue demandée à cette crise, point de chute du « Manifeste des 19 » ne pouvait signifier que les garanties constitutionnelles formulées lors des discussions relatives à la création de l’État : le partage moitié-moitié et de façon millimétrée du pouvoir et des richesses Nationales sur une base raciale, en plus l’institution d’un État binational, noir et blanc.
À cette grave occasion, Maître Moktar Ould Daddah, chef de l’État, chef du Parti du Peuple Mauritanien, s’est adressé à la Nation, le 10 janvier :
« Aujourd’hui, certains compatriotes du Sud, tous fonctionnaires et parfois hauts-fonctionnaires de l’État, aveuglés par des positions passionnelles, se déclarent décidés, ni plus ni moins à mettre en cause l’unité Nationale, en menant une action contraire à la doctrine du parti, parti de l’État, et contre les lois qui concrétisent cette doctrine. En effet, ces compatriotes n’ont pas hésité à diffuser un manifeste dans lequel ils appuient la grève des élèves des établissements secondaires, et encouragent ceux-ci à refuser l’application de la loi n° 65.026 du 30 janvier 1965 qui déclare obligatoire l’enseignement de la langue arabe dans les établissements du second degré. Ainsi, les signataires du manifeste, lâchement – il faut le dire – ont engagé dans leur action néfaste des jeunes gens chez lesquels il est trop facile de faire vibrer des cordes passionnelles et irrationnelles… Ils ont préféré la menace, le chantage et l’intimidation au dialogue dans le cadre du Parti et de l’État. »
La situation est grave, les Arabophones, outrés, réagissent par un tract, non signé, appelant à « la scission complète et définitive des deux ethnies comme seul remède ».
Le clash eut lieu le 9 février, mais le bilan malgré l’atmosphère chauffée à blanc était léger. Et le dévouement à la Patrie d’un homme sage comme Youssouf Koita, un Soninké avait eu un effet lénifiant certain. Koita « s’était constamment maintenu au-dessus de la mêlée » tout en invitant les deux parties à la modération et au sens de la responsabilité nationale, car, disait-il, « le peuple mauritanien… attend…des décisions allant dans le sens de la réconciliation nationale et du renforcement de l’unité de la Patrie mauritanienne ».
Il est à noter ici que la France et le Sénégal, les défenseurs d’hier de la Mauritanie mauritanienne et non marocaine, n’étaient pas loin de la crise, le président Moktar l’avait dit sans ambages : « le début de l’arabisation de l’enseignement ne pouvait pas ne pas donner lieu à quelques manifestations d’hostilité, d’autant plus que ces manifestations étaient, partiellement, téléguidées par des Non-Mauritaniens : Français et Sénégalais »
Son Excellence Yahya Ould Menkouss, reçu par De Gaulle, pour lui remettre ses lettres de créances en tant qu’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République Islamique de Mauritanie auprès de la République française, dit que son hôte l’avait interrogé sur ces événements. Mais le diplomate maure, un prince idaouich, n’était pas un enfant de chœur, et l’aristocrate auvergnat ne recevra de lui que la bonne parole, sans plus, puisque, au fond de lui, il était convaincu « que les Français avaient un penchant très marqué pour les causes négro-africaines parce que les Négro-africains sont en majorité attachés à la langue française. »
Ainsi, l’esprit du « manifeste des 19 » écrit dans le sillage de la crise interraciale de 1966 sera le fondement idéologique du Nationalisme négro-mauritanien et plus précisément de l’ethnisme poulo-toucouleur en gestation depuis la veille de la naissance de l’État mauritanien indépendant.
PS : les signataires de la lettre des19 sont :
Koïta Fodié, Traoré Jiddou, Sy Oumar Satigui, Sow Abdoulaye, Kane Bouna, Bâ Abdoul Ismaïla, Koulibaly Bakary Manso, Kane Nalla, Dafa Bakary, Bâ Ibrahima, Diop, Mamadou Amadou, Traoré Djibril, Seck Demba, Ball Mohamed el Bachir, Bâ Mamadou Nalla, Sall Abdoulaye, Bâ Abdoul Aziz, Sy Ibrahima, Bâ Ali Kalidou.(Flamnet).
Extrait de
Ould Sneiba Ely. Mauritanie : vous avez dit vivre ensemble ?
Edilivre, paris, 2020. PP118-124.