L’HISTOIRE DE DAH: UNE INJUSTICE ÂGÉE DE 40 ANS

Je vais vous parler de feu Mohamed Ould Bate, l’homme le plus agréable du monde. Un homme que vous auriez aimé, autant que moi, et dont vous seriez venu faire l’éloge, en ces lignes, à ma place, si vous l’aviez un jour connu. Sans verser dans la dithyrambe et l’emphase, même si le contexte tolère bien tout excès, je me limite à vous entretenir, à propos du défunt, d’une tragédie administrative, toute d’injustices concoctée, dont les retentissements, jusqu’à l’heure, continuent d’ébranler les esprits.

Vous allez voir que l’homme embellissait un peu son époque. Poète virtuose, beau gosse manifeste, homme d’esprit et grand notable, il accrochait les cœurs, conquérait les âmes et, mine de rien, alliait la puissance morale, la sagesse attachante et la modestie assumée. Si vous l’aviez approché, vous seriez là à le pleurer encore, à vous rappeler son obligeance miraculeuse, son application à donner le bonheur, à allumer en chacun la confiance, la paix interne et l’estime de soi. C’était son métier. Il n’y pouvait rien. Mais il avait une autre profession. Il était commissaire de police.

En 1975, il était reçu major de promotion et dut servir le pays, en bourlinguant, aux jours chiches de l’Administration mauritanienne, entre les lieux de travail, les sites de missions et les itinéraires, à l’époque cahoteux, de l’appel du devoir. Mais, à une période d’exception et de grande dictature, Dah Ould Bate, grâce à ses gènes, jouait déjà l’officier de police modèle, occupé à préserver la sécurité, à pacifier la rue, à faire régner, lui et ses hommes, l’ordre citoyen. Il n’était ni sbire ni barbouze et n’avait point, comme la plupart de ses congénères, cette propension à confondre la loi républicaine avec le vouloir privé de la hiérarchie politique. Il n’obéissait pas aux ordres criminels et ne concevait pas son office, à la lumière des desseins d’autrui. Pour lui, quitte à mettre sa carrière à l’épreuve, il n’y avait guère de mal à jouer de la baïonnette intelligente.

Un jour, alors qu’il était à la tête du commissariat de police de Nouadhibou, la grande hiérarchie, en la personne de quelqu’un dont le nom ne sert à rien dans ce contexte, lui demande d’y arrêter immédiatement l’émir de l’Adrar. Conscient du règlement de compte qui émerge dans l’intonation de l’ordre, et de l’absence de toute raison légale, Dah exprima poliment son refus d’obtempérer : « cet homme n’a commis aucun forfait et la police n’est pas faite pour arrêter les innocents ». Il reçut aussitôt une menace personnelle, formulée sans ambages, dont les termes, sortis de la bouche du représentant de la tutelle politique, voulaient dire à peu près ceci : « A mon retour, je transformerai ta vie en enfer ».

Et Dah fut arrêté. C’était en 1980 !
Il était détenu, comme il le raconta plus tard, dans un cachot exigu, sous la lumière continue des projecteurs, pendant des semaines, sans oser dormir et sans distinguer, sauf à grand peine, entre le lever du jour et la tombée de la nuit. Il se rappelait cette expérience, dont il ne parlait que peu, avec beaucoup d’émotion, ruminant sans doute la trahison de ses compères et se remémorant, forcément, les menaces absurdes de son bourreau, ce roitelet du moment, pour qui le commissaire de police est d’abord un page au service de sa stupidité.
La torture morale que le défunt a dû subir semblait sans pareille. Il l’avoua d’ailleurs à ses enfants, sans aller dans les détails, sans aucun doute parce que les sévices sont, par nature, inavouables. 28 mois de calvaire, de rouages policiers, d’enquêtes musclées, de détention cruelle, d’affabulations et de tortures abjectes. Et il fût acquitté.

Dans sa lettre au Président de la République, en date du 30 mars 2009, il exprima ce qu’il appela « les soupirs d’un citoyen qui invoque la grandeur d’âme ». Pourtant, il n’était passé à la démarche que parce qu’il subodorait, à l’époque, comme tous les déçus, une ère d’équité qui se révéla, très vite, une supercherie populiste.

Dans tous les cas, un acquittement définitif, sur le plan du droit, et sur le plan moral, doit produire ses effets, en réhabilitation professionnelle, en recouvrement des droits et en réparation du préjudice. Ce dernier est très énorme car le défunt en perdit, d’un coup, toute sa carrière. Il se tira, au terme d’un procès en queue de poisson, avec, comme simples avoirs de retraite, le stigmate d’un vétéran des geôles et le balafre d’un blessé de l’ego, pourchassé à tort, persécuté à tort et abattu à tort.

Un jour, lors d’un aparté de grands épanchements, son fils lui suggéra de revenir à la charge, en introduisant une nouvelle requête, dans l’espoir, peut-être, de régler son problème au niveau politique. Il répondit aussitôt, songeur, résigné et patient : « Seul ALLAH, le jour du jugement, peut vraiment régler mon problème ». A ce point, Dah Ould Baté, dans un rai de fatalisme éclairé, se défaisait de la justice des hommes et désespérait, après tant de rejets, de tout secours de l’administration de son pays.

Mais rien n’est jamais tout à fait perdu !
Aujourd’hui, la Mauritanie, tombée entre de bonnes mains, semble lever l’ancre, en rebroussant chemin, pour éponger les torts publics et pour ramasser, sur le trottoir du passé, ces âmes éplorées, volées à leur propre existence et abandonnées par leurs anciens bourreaux. Mais il faut dire que les victimes sensées, comme Dah et ses ayants droit, ne demandent pas justice à n’importe quel fondé de pouvoir, car le sens de l’équité, avant tout, est une aptitude d’individu, un profil d’homme, une empreinte lumineuse, qui se lit dans la pensée et qui se traduit dans les actes. Le Président de la République, M. Mohamed Ould Cheikh Al Ghazouani, homme de probité, inspire déjà confiance et fait naître, en tout le monde, en toutes les victimes, l’espoir d’obtenir justice.

Une opinion publique résolue, coalisée par l’émotion opportune, se joint à la famille du défunt pour exiger de l’Etat, à la fois responsable et souverain, une réaction honorable, un reflexe de réhabilitation et la réparation, dans les formes adaptées, d’une injustice tonitruante.

AbdALLAH Aboubekine

خميس, 07/01/2021 - 16:58