Habib ould Mahfoudh: un passeur culturel de la francophonie

«Le plus maure des intellectuels de la Francophonie ; le plus universel des troubadours maures». (Abdoulaye Ciré Ba)

 

Malgré l’importance de l’œuvre littéraire de Habib Ould Mahfoudh, elle n’a jusqu’à présent pas suscité l’intérêt que faisait présager le succès unanimement salué des Mauritanides. Elle a été certes évoquée une première fois dans le numéro spécial de Notre Librairie dédié à la littérature mauritanienne en 1995 et dans la thèse de M. Bengoéchéa sur la littérature francophone de Mauritanie (2006) ; de même l’auteur de ces lignes a publié un article sur la perception du temps chez Habib mais point d’études d’envergure ou de recherches approfondies de critiques littéraires ayant pour objet cette œuvre.

Cette lacune peut s’expliquer par les limites de la diffusion des écrits de Habib dont le premier volume n’a été édité qu’en 2012 mais aussi par la difficulté de son classement dans l’un ou l’autre des genres littéraires comme le remarque N. Martin-Granel qui parle d’un «cas dissident» ou  Abdelweddoud Ould Cheikh qui parle d’un «Objet Littéraire Non Identifié».

Sans verser dans cette controverse de classification, le présent article se limitera à traiter de l’une des caractéristiques de cette œuvre en ayant comme toile de fond un questionnement sur son apport au français et plus globalement à la francophonie. Il s’agira de voir dans quelle mesure, Habib Ould Mahfoudh a servi d’interprète de sa culture auprès de l’autre et spécifiquement du lecteur francophone.

Médiateur culturel

L.S. Senghor disait déjà du français qu’au-delà de sa fonction de communication, c’est une langue « d’épanouissement international au sein de laquelle chacune de nos cultures se reconnaîtra en naissant à l’universel». Habib Ould Mahfoudh serait dans cette perspective un passeur ou un médiateur dans des échanges qui s’établissent à travers sa plume entre sa culture et celle de l’universel.

L’apport de Habib en ce domaine est certainement l’un des plus importants parmi les auteurs francophones de Mauritanie. Sa profonde connaissance des cultures occidentales- mais aussi orientales- et son intime conviction d’être le produit d’une culture maure raffinée, qu’il se doit de célébrer, sont autant de facteurs qui ont imposé à Habib cette position de médiateur.

L’auteur est, en effet, caractérisé par la diversité de ses inspirations et de ses références à des littératures et traditions locales et planétaires même si l’objet principal de son œuvre demeure l’homme mauritanien et singulièrement l’homme maure.

Ould Cheikh exprime l’association de ces deux dimensions en ces termes: «L’ironie mordante qui parcourt la plupart de ces textes et leur indéniable qualité d’écriture témoignent d’un mariage particulièrement réussi des traditions littéraires orales et écrites de Mauritanie avec des apports culturels francophones aussi éclectiques que judicieusement arrangés et choisis par ce professeur de français ». Cette double appartenance qui se dégage de l’approche de Habib ou sa position d’interface littéraire est aussi l’objet du constat de C. Taine-Cheikh qui indique que : « Cet esprit qui peut paraître d’autant plus ʺfrançaisʺ qu’il fait souvent appel à des références culturelles ʺbien de chez nousʺ est aussi fondamentalement, un esprit très maure. Ce continuel aller et retour entre la patrie de l’auteur et l’univers est en effet l’une des constantes de ses écrits et prouve sa très large culture et parfois même son érudition. Une admirable maîtrise de la langue française vient enfin pour lui servir d’outil idéal pour l’accomplissement de cette mission de médiateur culturel.

Confirmant sa position de connexion culturelle, Ould Cheikh relève que «l’infusion généralisée des tournures, des expressions et des références à sa culture native, font affleurer partout l’insécable entrelacement du dehors et du dedans, du proche et du lointain, du local et du planétaire. Une manière, en somme, de clin d’œil permanent de Nyivrâr à la terre entière que ce français miné de hassanismes devait transmettre au monde ».

Ces hassanismes ou la propension de Habib à manipuler le français pour l’adapter aux exigences de la communication de la culture bidhân fait dire à Wane Birane que cet auteur « réussissait avec brio, le tour de force de parler “hassaniya” en français, sans écorcher le bon usage des mots et sans jamais trahir ni la pertinence du discours, ni les charges émotionnelles des deux langues qui lui servent de médium ».

Les écrits de Habib représentent ainsi un savant mélange entre sa culture et celle de l’universel et le rôle de passeur de cet auteur se manifeste notamment dans les traductions, le transfert d’expressions idiomatiques et une incessante action visant à rapprocher sa culture de celles des autres par le biais de la langue française à laquelle il a souvent fait subir de multiples contorsions pour l’instrumentaliser à ses fins.

En s’essayant, par exemple, aux traductions de la poésie maure, Habib tenait à transmettre une partie de l’esthétique maure pour la faire apprécier des autres.

Commençons, par exemple, par son introduction du poème de Ould Haddâr où il dit : « vous prenez votre turban, un chameau, une tassoufra et vaillamment vous partez (…) Vous vous mettez le doigt dans l’oreille et vous vous mettrez à déclamer les vers ». Toute cette attitude, ci-dessus décrite, est caractéristique du nomade maure et de son idéal : déclamer la poésie hissée sur son chameau. Il est à cet égard significatif d’observer la place du chameau, animal hautement symbolique de la vie nomade, dans les écrits de Habib.

 

Habib procède ensuite à la traduction :

« D’entre mes chameaux, j’ai choisi un chameau,

J’ai pris en croupe un brave compagnon,

Je me suis débarrassé, au Nord de tous les miens,

J’ai affronté froidures et soleils,

J’ai lancé mon chameau, plein sud, au galop,

« Yaghayr elli gaayis yingaas... »

On peut constater la répétition du mot chameau qui revient 3 fois mais aussi la chute du poème dont l’auteur a délibérément conservé la langue d’origine : le hassaniyya. C’est comme une sorte de suspens qu’entretient l’auteur pour inviter ses lecteurs à apprendre sa langue pour découvrir ses secrets que l’on ne saurait traduire.

Habib, cependant, traduira dans son intégralité le poème de M’Hammad Ould Ahmad Youra pour lequel il a une admiration sans bornes. Il le qualifie ainsi d’archétype de la poésie maure et de poète immense. Après avoir cité le texte d’origine, Habib écrit modestement : «Ce que je prends sur moi de rendre très approximativement par » et de livrer le texte de la traduction qui suit:

« Avec ta moitié. Ô mon âme et même plus

Est partie la nostalgie d’un temps révolu

Et toi tu te crois intéressant

Et les fleurs de tes souvenirs se sont fanées.

Étrange fatalisme en vérité et piètre excuse !

Serais-tu allé â Toumbouzayd

En passant par le petit oued

Qui contourne la dune par le sud

Que tu aurais été réduit à néant ».

L’inspiration que l’auteur tire de la beauté du texte de M’hammad le mue en poète et c’est avec sa propre créativité poétique qu’il tente de décrire cette lente extinction de l’âme ballottée entre la nostalgie du temps révolu et les tourments de Toumbouzayd.

En plus de son admiration pour Ould Ahmed Youra, Habib n’a de cesse de répéter un poème fétiche dont il traduit parfois le vers:

Ghayr al-Baten ma-vih el ‘ayb

guid - elli towkhadh Lekrama

Tenzel … ;

Par : “L’on ne peut médire du piémont tant que Lekrama y campe... »

Mais il y revenait parfois sans traduction comme s’il voulait dire que ce texte faisait partie de l’héritage culturel universel et qu’il était si beau que personne ne pouvait l’ignorer.

On trouve d’autres traductions de poèmes dans plusieurs articles de Habib, résolument engagé dans l’entreprise de passeur de la culture maure.

 

Un esprit ouvert

L’auteur s’est livré à d’autres exercices de traduction comme celle du Coran mais ce qui semble le plus significatif au regard de son rôle de médiateur, c’est sa définition de sa culture.

C’est ainsi que pour revendiquer son identité maure qui lui a été déniée suite à une position morale et politique courageuse, Habib se défend en confirmant son appartenance à la culture maure et en procédant à l’énumération des attributs du gentilhomme selon les canons de valeur de la culture maure, il écrit ainsi : «Je distingue assez bien entre les entrées musicales de Nqaymish, le rythme de l’Agaywâr et les vocalises du Basît, je fus un assez bon joueur d’osselets (d’qouqa), je terminai mon Coran assez tôt et mes sourates ne sont pas trop crues, je n’hésite pas à jouer aux notes “noires” de Sinnima et du Baygui; mon sport favori est la déclamation des grands poèmes élégiaques (oummât lebteit) même si je ne crache pas sur la poésie épique (thaydîn); je me sens aussi à l’aise face au Hassania du XVIII siècle que face au parler bâtard utilisé maintenant à Nouakchott.» .

Habib accorde ici un intérêt particulier à la musique car la bonne connaissance de cet art ou «atzaywîn » est l’un des critères principaux de l’homme d’esprit qui doit être ouvert (maftûh) connaissant les clefs de cette musique.

En bon connaisseur de la musique maure, Habib lui a consacré plusieurs articles où il fait montre d’érudition. L’un de ses tous premiers textes est intitulé «Musique et musiques en Mauritanie ».

En plus des valeurs énumérées ci-dessus pour définir l’homme d’esprit dans la société maure traditionnelle, Habib, dans un contexte différent, cite d’autres dimensions en interpellant Ould Taya qui est présenté comme un contre-exemple dont l’un des plus grands péchés serait de ne pas avoir de mérites culturels maures. Il écrit ainsi que « finalement ce n’est pas Ould Taya qui fera de l’ombre à Ould Adouba le considérable chantre du Tagant. Ni celui qui ajoutera un nouveau chapitre aux écrits de Sidi Abdulla Ould Hadj Brahim. Ni celui par lequel se parachèvera la geste des Emirs».

Habib met ici en exergue ce qui fait la fierté du monde maure : la poésie, le savoir et la gloire des émirs.

En complément de ces valeurs et dimensions plutôt intellectuelles de l’homme d’esprit maure, Habib souligne d’autres éléments qui participent plutôt du domaine de la pratique physique et de la dextérité qui sont autant d’impératifs de la vie nomade. Il cite ainsi des compétences que devaient avoir le gentleman comme savoir égorger et dépecer un mouton, traire, manier le fusil ou immobiliser une bête.

C’est la somme de ces qualités et de ces valeurs, qui relèvent aussi bien du savoir que du savoir-faire, que les Maures rendent par le concept de futuwwa dont dérive le qualificatif de Fatâ et que célèbre ici Habib.

Cet hymne à sa culture représente un souci majeur de l’auteur qui se complaît souvent à citer avec une extrême fierté la terre des Maures, qui apparaît parfois sous l’appellation plus locale de « trâb al-bidhân» et même sous la forme anglicisée, quoiqu’affective, de Moorland. Cette incessante référence à sa culture est comme une manière de faire sa promotion auprès de l’autre.

Mais Habib évoque aussi l’héritage culturel du pays maure pour exprimer la nostalgie de ce temps perdu, d’un âge d’or de cette société. Il chante ainsi le temps révolu des Maures dans toute sa splendeur poétique et énumère avec nostalgie dans l’un de ses articles l’ensemble des symboliques soulevées par les poètes d’antan.

Il se lamente ainsi du fait que : « Le devant de la toge-voile de Mint El Bar s’est bien asséché, désertés Khachm al-‘ay et Wad al-Mallah, oubliées les claires nuits d’Akarkar et ‘Arram, ignorés les appels d’Aoudech, Toumboghra et al-Hawta »

 

Lente décadence de la Mauritanie

Pour résumer la fin de ces temps bénis, Habib se lamente dans le constat suivant : « Envolées les lyres de la terre des maures, tués les amours, taries les larmes, éteints les rires ».

Ce regret est d’autant plus justifiable que le présent est loin d’être reluisant. Le pays, jadis terre des poètes se mue aujourd’hui en « océan de sable et de réajustements structurels».

Habib dénonce dans plusieurs de ses écrits la médiocrité des temps présents et la fin des valeurs qui faisaient jadis la fierté du pays maure.

Pour faire connaître davantage sa culture, l’auteur a eu recours aussi à la présentation de thématiques savantes comme l’art culinaire maure ou l’amour en terre Beidhane, ou encore l’histoire des femmes mauresques.

Mais après avoir longuement glorifié la culture maure au temps de son épanouissement, Habib s’est attaché à introduire les techniques de narration des maures et de parodier parfois quelques contes.

C’est ainsi qu’on retrouve au début de l’un de ses contes, la formule traditionnelle par laquelle les fables sont introduites le soir aux enfants : « Il t’a dit sans te dire – Dieu est celui qui a fait couler la sève en moi, a fait couler la sève en toi, a fait couler la sève dans les veines des musulmans et a asséché les mécréants sur leurs os ».

Habib parodie aussi le conte du charognard en écrivant : « Un charognard a pris un Mauritanien et il s’en est allé. Deux charognards ont pris deux Mauritaniens comme le charognard qui a pris son Mauritanien et s’en est allé ».

Cette historiette est construite sur un jeu de mots visant à développer les compétences narratives et les aptitudes de prononciation chez les enfants mais aussi les aptitudes aux mathématiques factorielles.

Le jeu de mots est produit par les similitudes phonétiques entre les termes nasar (charognard) et kasra (biscuits) et leur répétition dans un cycle infini. L’auteur a remplacé le biscuit par « un mauritanien ». Le mauritanien devient ainsi la victime de déprédateurs successifs et l’objet de vols multiples, une image par laquelle l’auteur entend symboliser la lente décadence de la Mauritanie.

Dans un autre texte, une anecdote qui peut sembler écrite en français est- à y regarder de plus près- une narration hasaniyya. Il s’agit du texte : « l’autre heure, nous, à Aweynat Imijij, nous n’étions pas au courant jusqu’à ce qu’un obus dise kar entre nous... Je dis à mes amis : ils se sont assis avec vous, les dénaturés ».

En fait ce texte est une construction du hassaniyya qui a été littéralement traduite par l’auteur. Le texte originel que tout hassanophone peut aisément reconstituer est le suivant : «Dhîk assâ’a tammayna manna ‘âlmîn abchi ‘and A’waynâyt Imijîj ilayn gâlit A’mâra baynâtna kar, gilt lashâbi, al-’alâyil ga’du m’âkum». 

La traduction non littérale serait dans ce cas « Une fois à A’waynât Imijîj, alors que nous étions en plein relâchement, un obus tomba sur notre position, je m’écriai alors à mes amis : l’ennemi arrive ».

On relève dans un autre texte l’expression « Ce sont eux qui volent et qui tètent » or les deux verbes voler et téter sont les constituants habituels d’une paire d’insultes classiques chez les Maures.

Cette incursion des expressions idiomatiques hassaniya ou des hassanismes est l’une des constantes des écrits de Habib et constitue l’un des outils idéaux de son approche.

Grâce aux traductions et aux expressions idiomatiques qui traversent l’ensemble de ses écrits, mais aussi à des développements relatifs à des faits de société et de culture, Habib a su transférer par le biais du médium qu’est le français une part importante de l’héritage culturel de son pays. Son texte offre donc au lecteur francophone, plus que tout autre, un vaste panorama de la culture maure.

 

Après l’étude de cette dimension de passeur culturel, il serait intéressant d’étudier d’autres traits caractéristiques du style de cet auteur, comme, par exemple, sa « rébellion langagière » qui exprime aussi bien son esprit d’insoumission à l’ordre établi qu’au langage établi.

 

Elemine ould Mohamed Baba

Département d’histoire - université de Nouakchott

خميس, 14/11/2024 - 11:09