Introduction
« On a tout essayé », disent les Mauritaniens lorsqu’ils déplorent la survenance d’un événement qui bouleverse la vie institutionnelle de leur pays, comme il en arrive souvent depuis plus de quatre décennies.
Cette note a pour but d’introduire le débat autour de cette interrogation récurrente et, d’une manière générale, de la relation dialectique entre le consensus politique et la stabilité institutionnelle telle qu’on peut la déduire de l’expérience de la Mauritanie. Il ne s’agit guère, loin s’en faut, d’une analyse de la question à travers les théories qui meublent le rayon de l’histoire des sciences politiques depuis l’antiquité. De nombreux penseurs ont consacré leur vie à proposer des modèles de construction de l’Etat, dans le but d’en assurer la stabilité. Il serait illusoire de passer en revue ces théories, en particulier depuis que les premiers bourgeons du capitalisme aspiraient à la pérennité de leur emprise sur la société.
De Platon et Socrate jusqu’aux philosophes contemporains en passant par Ibn Khaldoun dans sa « Moughaddima », Jean Jacques Rousseau dans son « contrat social », Karl Marx dans le Manifeste du Parti communiste », Max Werber dans son « éthique protestante et l'esprit du capitalisme », etc. pour ne citer que ceux-là, les penseurs ont essayé de proposer à l’Etat les meilleurs fondements de stabilité.
Nous y étions avant eux
Les œuvres de ces penseurs sont d’une immense portée et l’on pourrait les exposer à loisir, mais nous n’avons pas besoin d’aller aussi loin. Le Calife Abou Berkr Esseddigh, plus d’un millénaire avant Jean Jacques Rousseau, avait résumé toutes ces théories en quelques mots à l’occasion de son investiture en tant que dirigeant de la Oumma en remplacement du Prophète Mohamed (saw). « Obéissez-moi tant que j’obéis à Allah en vous traitant. Le plus fort d’entre vous sera celui qui est victime d’injustice jusqu’à ce que je le rétablisse dans ses droits, et le plus faible celui qui aura commis une injustice jusqu’à ce que je remette sur le droit chemin ». Ainsi se formule déjà la quintessence d’une constitution fixant sans ambigüité non seulement le lien entre gouvernant et gouverné, mais aussi le fondement de l’Etat de Droit qui s’impose à tous les membres de la communauté sans aucune forme de distinction. Le Coran exhorte le Prophète Mohamed (saw) à se concerter en permanence avec ses compagnons sur les affaires intéressant la vie de la communauté ». Et consulte-les à propos des affaires, et puis une fois que tu t’es décidé, confie-toi à Allah ....... » et le Prophète (saw) de dire : « Celui qui fait la concertation ne se trompe pas, ne regrette pas........ ».
Il n’y a donc plus de meilleures alternatives pour sécuriser l’individu, y compris contre le dénuement résultant d’une inégalité anormale de répartition des ressources. Désormais, toutes les voies d‘espérance sont permises à l’individu et toutes les sources d’instabilité sont vouées au tarissement.
Ce référentiel culturel, éthique et religieux qui ne nous impose aucun effort de mimétisme, nous appelle à revenir sur les traces de notre pays pour voir là où il a fait de faux pas sur le chemin de sa brève histoire institutionnelle contemporaine. Ainsi, pourrons-nous identifier plus facilement les voies et moyens de retrouver le sentiment de quiétude durable dont avons tant besoin.
Que nous est-il arrivé alors ?
Notre République s’est proclamée « islamique » non seulement par souci de mettre tous ses enfants à l’aise, mais aussi de fournir la preuve de son attachement à l’Islam. Mais elle traine les séquelles d’une colonisation qui avait perturbé son évolution et inhumé vivantes des entités pré-étatiques dont les ruines fumantes et incontournables, ont jusqu’ici l’ambition de servir de base sociale à un Etat sorti du néant. La génération qui avait porté cet Etat sur les épaules mérite certes les hommages de la nation tout entière, mais la précipitation dans laquelle elle en avait jeté les bases servait de justificatif pour mettre le débat politique avant celui de la gestion de la diversité culturelle. Et c’est à travers cet interstice resté dans l’édifice de l’Etat que se sont infiltrées les influences idéologiques extérieures pour constituer la deuxième source de son instabilité. Puis, survirent la sécheresse et son immense exode rural, en ayant deux effets essentiels sur la perception et la gestion du pouvoir politique. L’explosion démographique des centres urbains à partir des campagnes peuplées essentiellement d’arabophones, mit en avant des revendications quant au fond politique, mais se drapant d’un caractère syndical réclamant des emplois pour les lettrés en langue arabe.
L’Histoire prit ainsi sa revanche pour imposer un cadre de concertation nationale, le système politique instauré par la Constitution pluraliste de 1961 s’avérant inadapté. Le Parti Unique prit la relève de ce système et aurait pu, surtout à la suite du symposium de septembre 1974, servir de cadre d’organisation volontaire de la majorité de la classe politique, mais d’autres événements allaient tout remettre en cause.
La stabilité qu’a connue le pays durant toute cette période allant de l’autonomie interne à 1978 était due principalement à la juste répartition des ressources, du reste drastiques, et à une adroite, mais prudente gestion des rapports avec les pouvoirs locaux. Le consensus national était donc fondé sur la foi de la grande majorité des citoyens en la bonne moralité de ceux qui dirigeaient le pays. Mais cette expérience n’avait pu se prolonger à cause du climat délétère de la guerre du Sahara et du régime militaire qu’elle avait engendré. Il faut reconnaitre pour l’Histoire, que les premières équipes d’officiers qui se sont succédé au pouvoir n’avaient aucune motivation matérielle et tenaient compte, plus que les groupes politiques qui prétendaient les soutenir, du caractère multiculturel du pays.
Le choix du libéralisme économique à la faveur de l’Ajustement Structurel imposé aux Etats soi-disant en développement avait eu et a encore des conséquences davantage déstabilisatrices, ajoutant aux sources d’instabilité anciennes, celles résultant de nouvelles formes d’inégalités, notamment verticales et géographiques. Auparavant, l’Etat Providence répartissait ses maigres ressources de manière équitable et prenait en charge la santé, l’Education, la stabilisation du marché des produits de premières nécessité. Il s’est réduit, suite à cette mue libérale décrétée, à sa fonction répressive en accouchant par césarienne d’une bourgeoisie historiquement orpheline, pour ne pas dire d’origine historiquement inconnue, qui accapare le bénéfice de toutes sortes d’opportunités publiques. La voie fut donc ouverte à un élargissement accéléré des inégalités de tous genres et à une instabilité sociale récurrente.
Et, pour ralentir ce rythme d’élargissement des inégalités et des conflits sociaux, le pays a adopté un système de démocratie clonée matérialisée pour les besoins ludiques, par l’élection de soi-disant représentants du peuple. Or, ces élections sont elles-mêmes, au lieu de servir de moyens de participer au consensus national, une source supplémentaire de conflits intercommunautaires.
Pouvons-nous donc ignorer ce qui nous est arrivé durant notre brève histoire et qui fait peser sur notre Etat le spectre de l’instabilité et même davantage ? N’avons-nous pas accumulé les inconvénients du monolithisme qui impose le suivisme aveugle et la peur de la libre d’expression, du régime militaire allergique à la diversité des opinions, du libéralisme sauvage et de la démocratie théâtrale ? Tous ces inconvénients vont nous rattraper quelles que soient la bonne volonté et le charisme de nos dirigeants, à moins que nous ne fassions une lecture courageuse de notre histoire pour en tirer les leçons qui s’imposent !!
Les épisodes de stabilité
Depuis la naissance de l’Etat national indépendant, y compris la durée de l’autonomie interne, le pays a connu deux périodes de stabilité relative entre 1958 et 1978 et entre 1984 et 2005. Durant la première, un très large consensus des Mauritaniens résultait d’une vision partagée autour de l’impératif absolu de relever le défi de la construction d’un Etat, défi que rendait encore plus passionnant la revendication marocaine sur la Mauritanie. Le patriotisme, le courage, l’intégrité morale et le charisme de la première équipe qui avait pris en main le destin du pays, rendaient l’idéal d’indépendance nationale plausible et réalisable aux yeux des Mauritaniens les plus sceptiques.
La seconde période de stabilité avait commencé par mettre fin à un régime qui, à tort ou à raison, faisait peur aux Mauritaniens à cause de sa proximité de forces extérieures jugées hostiles, de son allure improvisatrice et d’une rupture avec le pays après la condamnation à mort et l’exécution de grands symboles de la société et de l’Armée. Le régime issu du coup d’Etat du 12 décembre 1984 mit fin à cet intermèdes jugé douloureux par la plupart des Mauritaniens et, grâce à une erreur fatale d’un groupe de nationalistes Halpular-en, saisit l’occasion de sonner l’alarme d’un péril négro-africain pour, dit-on, rassembler autour de lui toute la communauté arabe. On ne tarda pas à voir se former une vision partagée de cette communauté autour de la nécessité de protéger le pays contre cette nouvelle menace que rendait encore plus grave l’hostilité affichée par certains pays à l’égard de la Mauritanie et l’isolement de cette dernière, y compris arabe dans le monde arabe.
Faut-il déduire de ces deux exemples que la stabilité institutionnelle en Mauritanie relève moins de toute autre chose que d’une vision partagée autour d’un idéal commun, de la nécessité de relever un défi majeur ou d’écarter un péril vrai ou imaginaire ?
Le besoin de courage
Dans le contexte actuel, on peut estimer sans vouloir être alarmiste, que les Mauritaniens sont interpellés d’urgence à partager le plus largement possible une vision autour de l’idéal commun de parachever la genèse de leur Etat qui demeure malgré tout embryonnaire, de relever le défi d’une gouvernance réductrice des inégalités résultant d’une gestion calamiteuse prolongée et de faire face à la menace terroriste grave, réelle et imminente.
L’expérience récente de l’entente entre l’Etat et les partis politiques à propos de l’organisation des élections a donné un bon signal de la volonté du Gouvernement d’obéir quand il le faut, à l’impératif de concertation entre acteurs nationaux. Pourtant, il n’y pas plus important que les enjeux électoraux qui déterminent la maitrise des leviers du pouvoir politique. Que peut donc risquer ce Pouvoir en adoptant une approche adéquate et des mécanismes de concertation pour la formalisation d’une entente plus large, faisant fi de ces organisations fantômes appelées partis, en commençant par celle qui prétend constituer sa base politique ?
Le régime actuel a certes des atouts qui lui permettront une stabilité relative, en particulier le charisme embaumé de mysticisme de son leader qui essaie de se mettre au-dessus du paysage politique. Mais cette attitude finira tôt ou tard par le mettre en porte-à-faux et lui imposer soit de la traduire en terme d’option politique organisée, soit de l’abandonner au risque de perdre son éclat charismatique et d’ouvrir la voie à l’instabilité. C’est souvent un dilemme douloureux dont profitent les cellules dormantes de la déstabilisation. Il faut donc beaucoup de lucidité et de courage car, pour traduire cette attitude de bienveillance à l’égard de tous en une politique organisée, une rupture s’impose avec la tradition clientéliste dans laquelle les différents régimes se sont englués et qui implique« d’assécher la mare et de livrer les grenouilles à elles-mêmes ».Pourtant, il n’y a pas meilleure alternative et ceux qui l’ont choisie s’en sont bien sortis. Mais il leur a fallu trouver le cadre de mobilisation et d’organisation des opinions et, en Mauritanie, il n’y aura pas mieux « qu’un pacte de salut national » qui serve de cadre d’expression d’une vision partagée autour des défis que le pays doit relever, des menaces qui pèsent sur lui et des repères d’une gestion responsable du pays sur tous les plans. Ce pacte devra ratisser large pour réunir autour de lui autant de forces que possible et trouver les formes d’association des pouvoirs locaux à travers une réelle décentralisation rompant avec le mimétisme des modèles importés.
Notre expérience nous montre qu’il est temps pour nous de trouver un modèle économique et un système d’organisation de l’Etat et du consensus national qui soient enracinés dans notre patrimoine culturel au sens large du terme. Nous ne pouvons et ne devons pas continuer à courir derrière des mirages d’une réalité qui n’est pas la nôtre et qui, au fond, ne nous a été proposée et quasiment imposée que pour nous maintenir dans la misère matérielle et morale.