L’histoire d’Amadou

Bâtonnier de l’Ordre national des avocats, président de la Commission nationale des droits de l’homme, et bien avant cela, membre du Conseil de l’Ordre et avocat, j’ai passé plus de deux décennies confronté à la cruauté d’une machine judiciaire et carcérale impitoyable. J’ai été témoin, à maintes reprises, du calvaire que subissent de nombreux jeunes, broyés par un système qui semble indifférent à leur souffrance. Des injustices flagrantes, des procédures expéditives, des vies brisées par l’absence de réhabilitation : ces réalités m’ont profondément marqué.
 
Face à tant de souffrance et d’indifférence, je me suis senti dans l’obligation d’en rendre compte. Non pas pour atténuer ma propre douleur, mais pour laisser une trace, pour que l’histoire sache que j’ai été témoin de ces injustices et que j’ai choisi de les raconter. Peut-être qu’un jour, ces récits contribueront à faire évoluer les choses vers une justice plus humaine, des procédures plus respectueuses des droits, et un milieu carcéral plus digne.
 
C’est pour cela que je veux raconter l’histoire d’Amadou, Son parcours, à lui seul, résume tout. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai dénoncé, tout ce que j’espère voir changer. Voici l’histoire d’Amadou.

 
Titre I/  : “L’École du Crime”

 
Dans un pays où les rouages de la justice broient les plus faibles, l’histoire d’Amadou, un jeune homme ordinaire, incarne une tragédie devenue banale.
 
Amadou , une jeunesse brisée trop tôt
 
Orphelin, Amadou avait quitté l’école très tôt, victime d’une double frustration. D’un côté, la pauvreté accablante de ses parents le poussait à chercher du travail pour contribuer au quotidien de la famille. De l’autre, l’école publique de son quartier, avec ses classes surchargées, son manque de ressources et son absence d’attractivité, ne lui offrait aucun espoir d’épanouissement ou d’avenir. Entre ces deux pressions, le choix s’était imposé à lui bien avant qu’il ne comprenne ce qu’il abandonnait réellement.
Amadou n’avait rien d’un criminel. À peine majeur, il vivait dans l’ombre de sa pauvreté, naviguant entre petits travaux et espoirs modestes. Un jour, une maladresse – une infraction légère qu’il ne comprenait même pas – changea sa vie. Ce fut le début d’un cauchemar.
 
Il portait encore ce mélange d’arrogance et de naïveté propre à la jeunesse. Sa faute ? Une simple erreur, une broutille : un vol d’un téléphone portable, une maladresse sous le poids d’un moment de désespoir. Dans un autre pays, on aurait appelé ça une erreur de parcours, quelque chose qu’on corrige avec un rappel à l’ordre, un programme éducatif ou un service communautaire. Mais pas ici.
 
Ici, la machine judiciaire ne fait pas dans la nuance. Amadou a été arrêté sur-le-champ, menotté sous les regards accusateurs d’une foule curieuse. Conduit au poste de police, il a été interrogé sans avocat, sans témoin, sans même comprendre les implications de ce qu’on lui reprochait. Le procès-verbal a été rédigé à la hâte, comme un document de routine. Pas de preuve solide, pas de témoin, aucun aveu de sa part. Mais cela importait peu.
 
Tout commença par une garde à vue de quatre jours, dépassant le délai légal, sans qu’aucune visite ne lui soit accordée. Sa famille n’avait pas été informée, et Amadou, isolé, n’avait ni avocat pour défendre ses droits, ni personne pour l’assister. La police rédigea un procès-verbal expéditif, accablant malgré l’absence de preuves concrètes, et le défera devant le procureur de la République.
 
Le procureur, sans hésiter ni investiguer davantage, décida de le poursuivre et demanda son placement en détention. Le juge d’instruction, fidèle à une mécanique froide et indifférente, se limita à poser quelques questions sur son identité avant de l’envoyer en prison. Ainsi, Amadou disparut dans les méandres d’un système qui l’oublierait pendant 11 mois, dépassant largement le délai légal de détention préventive.
 
11 mois de détention préventive car il n’y avait personne pour défendre son dossier. Pas de famille influente pour rappeler son existence, pas d’avocat vigilant pour dénoncer son oubli, pas de voix pour plaider en sa faveur. Amadou devint un fantôme parmi d’autres, perdu dans une détention préventive qui n’avait ni sens ni fin.
 
Puis, un jour, presque par hasard, son dossier refit surface. Son procès fut programmé, mais dans des conditions qui ajoutèrent à son désarroi. Amadou ne comprenait pas la langue officielle utilisée par le tribunal, l’arabe. Aucun traducteur n’était présent, et le juge, sans autre alternative, demanda à la salle si quelqu’un parlait le dialecte d’Amadou. Face au silence général, la tâche de traduction fut confiée à un policier en uniforme.
 
Amadou sentit alors que toute tentative de parler de son passage en garde à vue, de ses mauvais traitements ou de son innocence était vaine. Comment dénoncer les abus policiers à travers un traducteur qui portait le même uniforme que ceux qui l’avaient arrêté ?
 
L’audience fut expéditive. Le procureur, s’appuyant sur des accusations exagérées, dressa un portrait accablant d’Amadou, incluant des actes qu’il n’avait jamais commis.
 

 

Le portrait d’un inconnu

 
Amadou était debout face à la barre, figé, incapable de comprendre ce qui se passait. En effet lorsque le procureur de la République prit la parole, sa voix résonante et pleine d’autorité envahit la salle du tribunal. Les mots qu’il prononçait semblaient appartenir à une autre réalité. Il décrivait un homme dangereux, une menace pour la société, un criminel irrécupérable. Il parlait de récidive, d’actes répréhensibles que jamais Amadou n’avait commis. Chaque mot était une pierre ajoutée à un portrait sombre, étranger à tout ce qu’il était.
 
À cet instant, Amadou se sentit complètement perdu. « Parlent-ils vraiment de moi ? », se demanda-t-il intérieurement. « Est-ce une erreur ? Ont-ils confondu mon dossier avec celui de quelqu’un d’autre ? » Mais les choses étaient là, devant lui, implacables. Ce n’était pas une erreur, et il n’y avait personne pour corriger cette injustice. À mesure que le réquisitoire avançait, Amadou se rendit compte avec désarroi que ce portrait déformé allait sceller son sort.
 

 

Une défense de pure forme

 
Après le réquisitoire implacable du procureur, Amadou aurait dû sentir un soulagement. C’était le moment où son avocat, un défenseur des droits, un professionnel du barreau, aurait dû prendre la parole pour démanteler, point par point, les accusations du parquet. C’était l’instant où la voix de la justice humaine, de l’équité et de la compréhension aurait dû s’élever pour rappeler que l’acte d’Amadou n’était qu’une erreur passagère, une maladresse née des contraintes de la pauvreté, et qu’il méritait une seconde chance.
 
Mais ce moment de soulagement ne vint jamais. Son avocat, commis d’office, ne pouvait offrir qu’une défense de pure forme. Il n’avait jamais vu le dossier, jamais rencontré Amadou, et ne connaissait ni son histoire ni les circonstances de l’acte. Dans ces conditions, que pouvait-il réellement plaider ? Sinon simplement remplir une formalité légale 
 
Peut-être n’était-ce pas entièrement la faute de l’avocat, Les maigres moyens de l’assistance judiciaire et les honoraires dérisoires ne couvraient même pas un déplacement vers la prison pour rencontrer son client. Mais pour Amadou, cela ne faisait aucune différence. Il comprit, à cet instant crucial, qu’il avait tout perdu. Ce qui aurait pu être sa planche de salut ne fut qu’une illusion, un dernier coup porté à ses espoirs vacillants.
 
Le verdict fut prononcé rapidement : deux ans de prison ferme sur la simple base d’un procès verbal de police sans aveu, sans témoins, sans preuve et lors d’un procès expéditif sans traduction et sans défense.
Amadou retourna en détention, cette fois pour purger une peine qu’il ne comprenait pas, dans une prison qui n’avait rien d’un lieu de réhabilitation. Pas de formation, pas de soutien, pas d’encadrement. Juste un environnement rude, violent, qui transformait des jeunes hommes comme lui en criminels aguerris.
 
Jour après jour, Amadou changeait. L’étincelle dans ses yeux s’éteignait. Il apprenait à se battre pour survivre, à mentir pour se protéger, à haïr pour ne pas sombrer. Il était devenu un élève de cette école du crime, une école qu’il n’avait jamais choisie.
 

 

moment poignant : La Visite d’une Mère

 
Le soleil frappait fort ce jour-là, écrasant le quartier du sixième arrondissement sous sa chaleur implacable. Mariam, la mère d’Amadou, avait rassemblé ce qu’elle pouvait : quelques billets froissés et une maigre somme empruntée à une voisine. Elle avait pris un taxi, un luxe qu’elle ne se permettait presque jamais. Mais aujourd’hui, il n’y avait pas d’autre choix.
 
Le trajet vers la prison de Dar Naïm lui parut interminable. Chaque minute pesait, tout comme le coût de ce voyage qui représentait une semaine de maigres économies. Une fois arrivée devant le centre pénitentiaire, elle fut confrontée à une file d’attente composée de femmes, d’hommes et d’enfants, tous venus, comme elle, rendre visite à un être cher.
 
Les formalités étaient longues, et les gardiens semblaient tout sauf pressés. Mariam dut patienter des heures dans une cour poussiéreuse, sous le regard indifférent des surveillants. Quand son tour arriva enfin, on lui expliqua qu’il fallait passer à la fouille et qu’elle ne pouvait rester que quelques minutes. Pas plus. Et, comme d’habitude, elle n’avait pas pu apporter un repas pour son fils.
 
Amadou, lui, se contentait des repas distribués aux prisonniers, des portions qui laissaient à désirer. Ni la quantité, ni la qualité n’étaient au rendez-vous. Souvent, il ne recevait même pas sa part entière. Chaque aile de la prison était dirigée par un chef autoproclamé, un détenu au pouvoir tacite, qui s’appropriait les repas des plus faibles pour remplir sa propre assiette. Amadou, jeune et frêle, faisait partie des victimes de ce système cruel.
 
Mariam savait tout cela. Elle savait qu’elle ne pouvait pas venir tous les jours. Le coût du transport était trop élevé, et sa situation financière trop précaire. Mais l’idée de son fils souffrant de faim et de solitude dans cette prison la rongeait. Alors, à chaque visite, elle faisait tout pour lui insuffler un peu d’espoir, même si son propre cœur se brisait un peu plus chaque fois qu’elle repartait.
 
Lorsqu’il sortit quatre ans plus tard, il n’était plus le même. Sa communauté le regardait avec méfiance, sa famille avec tristesse. Amadou, autrefois un jeune homme plein de rêves simples, avait désormais le regard sombre d’un homme brisé. 
Je lui ai promis de raconter son histoire, dénoncer l’injustice, et faire en sorte qu’aucun autre jeune ne subisse ce qu’il avait enduré.

خميس, 02/01/2025 - 10:41