Ma première récompense me fut offerte par un anonyme détenu militaire, dans une lettre remise à un garde, lors de l’embarquement des prisonniers à destination d’Aïoun, le 31 Décembre 1988. En voici la teneur : « Mon capitaine, ne soyez pas surpris d’être interpellé sous ce grade. Je m’en expliquerai un peu plus bas. Le but de cette lettre, que je vous prie de me pardonner de vous l’avoir adressé, est de vous présenter, au seuil du nouvel An, mes vœux les meilleurs de bonne et heureuse année 1989. Qu’elle soit pour vous, votre famille, vos parents et alliés, une année de joie, de succès dans vos entreprises, et de réussite dans votre travail.
Pourquoi « capitaine » ? J’ai appris, par quelques-uns de mes compagnons qui ont eux-mêmes puisé l’information auprès de vos subordonnés (les gardes), que suite à votre réussite au CPOS, vous deviez passer au grade supérieur cette année. Compte tenu du fait que nous risquons nous séparer très bientôt, après la nouvelle que vous nous avez annoncée (notre transfert), j’ai donc anticipé votre nouvelle position hiérarchique et profité de l’occasion pour vous en féliciter. Je souhaite qu’elle vous apporte tout le bonheur que vous méritez.
Mon capitaine, en effet : en ce qui me concerne et de l’avis de plusieurs de mes camarades, nous vous devons une reconnaissance, toute notre vie durant. Que n’avez pas fait pour nous ! Volontairement sacrifier votre salaire pour nous payer des objets qui nous furent utiles ; rendre visite, envers et contre, telle ou telle de nos familles à Nouakchott pour nous informer de leur santé ; vous poser tout simplement en notre sauveur alors que notre situation était plus qu’alarmante… Que n’avez-vous fait, alors, pour nous remonter le moral et nous rendre confiance en l’avenir?
C’est là quelques faits qui m’ont ramené en de meilleures dispositions. Oui, mon capitaine, et je me dois de vous l’annoncer aujourd’hui, dans mon cœur, il n’y a plus trace de haine. J’ai haï et maudit presque tous les acteurs à l’origine de ma condamnation injuste, depuis ceux qui m’ont arrêté à l’EMN, en passant par les officiers enquêteurs à J’Reïda, jusqu’à ce fameux juge d’instruction transformé en avocat général, ce président de Cour qui n’a même pas pesé le pour et le contre et s’est prononcé pour une condamnation aussi monstrueuse, et ceux de mes compatriotes militaires qui m’ont traité, ici même, comme si j’étais le dernier des humains (ne comprenez pas par-là : seulement les gardes ; il y a aussi quelques-uns de mes compagnons).
Tout un beau monde donc qui contribua, à quelque degré qu’il fût, à me rendre malheureux, peut-être pour toute la vie. Je n’attendais que mon heure, pour me venger de tout ce qu’on me fit endurer. Si, en ce moment même, je revois ce monde autrement qu’il y a quelques mois, c’est bien grâce à Dieu et à vous. Je loue, par conséquent, le Seigneur de vous avoir conduit jusqu’à nous et de vous avoir dicté certaines initiatives si heureuses.
Je sais que les hommes agissant comme vous ne considèrent là qu’un devoir accompli. Seulement, en ce qui vous concerne, vous rendez-vous compte que sans paroles de trop, ne vous fiant qu’à votre parfaite connaissance de la nature humaine et de ce que vous dictait votre cœur, vous avez réussi à 100%, un pourcentage que d’autres n’allaient atteindre que très partiellement et au prix de quel sacrifice!
En tout cas et en ce qui me concerne, je vous remercie du fond du cœur. Je m’en remets à Dieu et à vous-même, malgré cette séparation. Vous pouvez être fier d’avoir rempli votre mission et, ce jour-là, si les journalistes avaient bien voulu nous poser des questions, vous alliez savoir combien de cœurs vous avez conquis. Pardonnez-moi mais il faut que je parle, car c’est la vérité: votre bonté, votre compréhension, votre puissance en tant qu’homme, votre droiture, votre fermeté, votre clairvoyance comme officier, la considération que vous nous avez montré, ici même, enverstous vos compatriotes, de quelque race soient-ils, tous ces facteurs prouvent l’homme exceptionnel que vous êtes. Vous n’avez aucun défaut, rien que des qualités. Soyez sûr que, s’il en était autrement ou si vous en aviez fait preuve, à mes yeux, je n’hésiterai pas, ici même, à vous le rappeler (d’autant plus facilement que cette lettre n’est pas signée [...].
Pour terminer, puisque la place manque, il me faut terminer. Je vous demande donc le “simah” si cher, à chaque séparation, en cœur des musulmans, en général, et des Mauritaniens, en particulier, avant de clôturer par cet extrait d’une vieille chanson française: “Oui,nous nous reverrons, mon frère, ce n’est qu’un au revoir! » Ce petit refrain, je le fredonnerai au moment opportun. Merci de m’avoir lu. »
La médaille d’officier de l’Ordre du mérite national
Ma seconde distinction d’officier, dans l’Ordre du mérite national, me fut offerte par mon frère et ami, Boye Alassane Harouna, dans son livre « J’étais à Oualata », édité en 1999 et je le cite : « Peu de jours après le décès de Bâ Alassane Oumar, un changement de commandement se produisit, au Groupement Régional (GR) de la Garde, dont le P.C. était basé à Néma et dont dépendait le fort de Oualata. Ce changement de commandement était-il une coïncidence avec la mort de Bâ Alassane Oumar, ou en était-il une conséquence ? Quoi qu’il en soit, vers le 30 Août 1988, le nouveau commandant du GR débarqua au fort de Oualata.
Quand il pénétra dans notre salle, les premières mesures prises par le lieutenant Oumar ould Boubacar furent de retirer les chaînes des pieds de tous ceux qui étaient malades et incapables de se mouvoir. Il fit aussi enlever les chaînes des pieds des détenus âgés : Ten Youssouf Guèye et Djigo Tabssirou. Il ordonna que les lucarnes fermées avec du banco, en punition depuis la nuit du 22 Mars 1988, soient rouvertes. Nous lui exposâmes toutes nos doléances, notamment : les quantité et qualité de l’alimentation ; notre désir de prendre nous-mêmes en charge la cuisson de nos repas ; l’approvisionnement de l’infirmerie en médicaments ; l’évacuation, dans un centre hospitalier, de nos camarades gravement malades.
Il s’engagea à résoudre tous les problèmes qui étaient de son ressort et à exposer, à qui de droit, ceux dont la solution ne dépendait pas de lui. Le lieutenant Oumar ould Boubacar était un officier posé et très respectable. Il nous écoutait avec beaucoup de patience et d’intérêt, nous parlait calmement et avec respect. Quand il s’engageait à résoudre un de nos problèmes, il le faisait vite et bien. Il se dégageait, de sa personne et de son allure, un mélange de bonté, de douceur et de maturité. L’homme avait beaucoup d’humanité et suscitait, dès le premier contact, sympathie et estime. L’officier était bien pénétré du sens de son devoir et s’en acquittait avec beaucoup d’intelligence.
Il sut toujours être, à la fois, l’un et l’autre. Et cette dualité, il sut, invariablement et à merveille, la traduire en tous ses actes, durant toute la période qu’il fit avec nous. Aussi ne mit-il pas de temps à conquérir nos cœurs. Il était basé à Néma mais nous avait promis de venir fréquemment au fort de Oualata. C’est ce qu’il fit. Et sa présence nous rassurait, nous réconfortait. Jamais, en toute notre existence de détenu, un officier, sous-officier, ou garde n’eut, auprès de nous, autant d’estime et d’affection qu’en eut le lieutenant Oumar ould Boubacar. Il était aimé et respecté de presque tous les détenus du fort de Oualata, y compris ceux de droit commun.
[…] Quand le lieutenant Oumar prit la gestion du fort de Oualata, le mal y était déjà fait : déjà un mort, plusieurs détenus gravement malades, les autres squelettiques et affamés. Ten Youssouf Guèye, notre doyen souffrait depuis plusieurs jours et voyait son état empirer sérieusement. […] il avait beaucoup maigri, son visage était devenu hâve, sa voix, ordinairement forte et claire, s’était presque éteinte. Il parlait avec beaucoup de peine et ses propos étaient entrecoupés par la douleur. Il était en cet état quand le lieutenant Oumar ould Beibacar arriva au fort, vers le 31 Août 1988.
Bâ Mamadou Sidi avait installé Ten Youssouf Guèye dans la cour, près de la porte d’entrée de notre salle. Il était près de 18 heures. Le lieutenant Oumar vint vers Ten Youssouf Guèye couché sur sa couverture. Il lui prit affectueusement la tête entre ses mains et, comme pour être certain d’être bien entendu de lui, se pencha sur son visage, le questionna sur sa santé. Image saisissante, émouvante, inoubliable.
Ten Youssouf Guèye rassembla tout ce qu’il lui restait d’énergie, essaya de redonner, à sa voix habituellement forte et claire, présentement tremblante, tout son tonus et, malgré la douleur qui se lisait sur son visage et comme s’il avait conscience d’émettre sa dernière volonté, il voulut s’assurer que tous ses propos fussent entendus, articula aussi fort que le permettait son état, à l’intention du lieutenant Oumar toujours penché au-dessus de lui : « Lieutenant Oumar, vous n’allez pas laisser mourir, comme un chien, l’un des hommes de culture de ce pays ? » Toujours penché au-dessus de lui, le lieutenant Oumar lui répondit, d’une voix émue :« Non, tranquillisez-vous, tout sera fait pour que vous soyez évacué rapidement afin de bénéficier de soins appropriés. »
Dans la même nuit, le lieutenant Oumar regagna Néma. Le lendemain 1er Septembre 1988, Ten Youssouf Guèye fut évacué à Néma, à bord d’une Land Rover de la Garde. Quand il y arriva, le lieutenant Oumarétait malheureusement en mission d’inspection dans la région. Le wali était, lui aussi, absent de la ville. Or ces deux autorités semblaient être les seules habilitées à décider de l’hospitalisation de Ten Youssouf Guèye. Concernant son cas, il y avait donc comme une sorte de vacance de pouvoir. Conséquence tragique, le refus des responsables administratifs sur place d’engager leur responsabilité et l’agonie de Ten Youssouf Guèye, évacué d’un fort-mouroir pour être hospitalisé mais, au final, déféré dans la prison des détenus de droit commun de Néma.
C’est là qu’il expira, dans la nuit du 2 Septembre 1988. Sans sépulture, il serait enterré dans une tombe anonyme dans un cimetière de Néma. Telle fut la fin de l’un des plus prestigieux écrivains et hommes de culture de la Mauritanie. »
Ces deux témoignages, émanant de ces deux victimes, m’ont profondément touché et je les garderai toute ma vie, incha Allah, dans mes archives.
(A suivre).