1. Une entrée en relation avec des hommes et des femmes, un pays, le président d’une République – tout et tous me sont inconnus l’atterrissage. aube du 15 Février 1965
nuit du vendredi 12 au samedi 13 Février 1965 - 03 heures
Déjeuner seul avec l’ambassadeur de la R.I.M.. De plain-pied. Amitié qui est en train de naître. L’estime est réciproque. C’est d’ailleurs le premier Mauritanien qui m’accueille pour moi-même. Les étudiants m’ayant accueilli, pour faire plaisir à madame Darde, très probablement. Mais quand même avec beaucoup de gentillesse
Comme la diplomatie est tentante, qui – avec mon tempérament, mes goûts et mes possibilités – me donnerait autant d’occasions de dialogue et de découverte. Renoncement.
« Et nous qui avons tout quitté pour Te suivre ? »
Je ne sais où tu me mènes, Seigneur, mais la Croix n’est pas loin.
* * *
Samedi 27 Mars 1965 – je ne note qu’à cette date :
Arrivée à Nouakchott,
capitale de la République Islamique de Mauritanie,
mardi 16 février 1965, 05 heures 15
puis copie de citations des textes de quelques messes
– sans le moindre récit des six premières semaines
Mercredi 31 Mars 1965
Me voici depuis un mois et demi en Mauritanie. Parti dans l’enthousiasme, je n’ai senti la séparation d’avec les miens, qu’en embrassant Maman bouleversée à l’aéroport, qu’en me retrouvant seul dans ma chambre (n° 13) à l’Hôtel des Députés.
Expérimentation concrète de ma dépendance à l’égard des autres. A quel point, j’étais prostré la première semaine, parce que seul, sans affection à donner ou à recevoir. Et combien progressivement, je me suis rééquilibré à mesure que je me suis senti plus entouré. Et je vis bien le texte de Pascal, dicté à mes élèves : « car quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes ». Francis et les Ballèvre ont joué un rôle essentiel, pour cela, et le jouent toujours.
Et puis découverte progressive, et à chaque fois nouvelle, à chaque fois neuve, et émouvante, des Mauritaniens. Par amitié successivement approfondie. Accueil. Etrange parenté de fond, que je croyais être, intellectuellement, vu de Paris, et que j’expérimente réellement.
Tout d’abord mes classes. La section des chefs de bureau, quarante à cinquante ans d’âge. Noirs et beïdanes. Attachants au possible. A qui l’on peut tout dire. Devant qui, je suis détendu, car je sens que j’en suis aimé. Ardeur au travail. Ardeur de néophytes. Vantant la difficulté des cours.
Rencontre d’abord de Sissoko Abdoulaye (chef de subdivision à Sélibaby). Longue conversation près de l’Hôtel des Députés. Puis à la maison, quand il est venu m’offrir un « boubou ». Son attachement pour la France. Impossible d’oublier la France. C’était le lundi 8 mars.
Et puis Malick Athie, autre Noir du Fleuve, que je rencontre près de l’Hôtel des Députés, que je revois dans sa chambre à l’Hôtel, qui m’offre le thé et aussi une jolie tenture ivoirienne, qui orne maintenant mon étagère. Avec le recul, je m’aperçois aussi qu’il aurait voulu que je le favorise un peu. J’ai nettement dit que cela était impossible. Mais il est quand même bien gentil.
Alassane Traoré – aussi, est venu me voir à la maison avec un de ses amis, qui avait été en France, il y a deux ans, et avait particulièrement été frappé par
– le fait que tout le monde travaille (vg. certaines femmes)
– le champ de bataille de Verdun
Un attachement à la France, vraiment touchant, et bien chaud au cœur.
La classe des judiciaires. Plus difficile. Des jeunes de dix-huit à vingt ans. L’indépendance pour eux est la situation normale (alors que pour les chefs de bureau, c’est trop récent, pour qu’ils y modèlent réellement leur pensée). Beaucoup d’orgueil, guère de travail. Mais, chez certains (Mohamed Lemine Ould Saal Ballah) une allure formidable. Et cette conscience, surtout chez Mohamed Lemine, de toutes les valeurs, de toute la tradition du désert, de toute une richesse. Combien c’est vrai. Certes, ils se prennent au sérieux : Mohamed Saïd, surtout. Certes, il y a des accrochages (corrigé de la dissertation : « facteurs de division et facteurs d’unité dans le monde actuel »). Mais parfois, c’est merveilleux de franchise et de netteté. Et après tout, je crois que je gagne leur confiance.
Les secrétaires-dactylo., en majorité noirs. Classe turbulente, mais que maintenant j’aime. Questions, souvent bizarres, ou alors essentielles : qu’est-ce que l’homme ? Un après-midi, « explication » du christianisme à trois d’entre eux. Un autre, passionné par Pascal. Une classe détendue, elle aussi. Et des femmes bavardes à l’excès. J’ai commencé à faire copier des lignes, lundi dernier.
La section financière : un peu terne. Je la connais mal. Majorité noire.
Mohamed Salem Ould M’Khaïtirat. D’après Madame Darde qui le tenait de Cheïbani, m’a attendu à plusieurs avions. Gentil au possible. C’est le premier Maure que j’ai connu en Mauritanie. Réservé mais silencieux et bon.
Et puis Cheïbani arrivé le lundi 15 Mars, qui a pris tout de suite contact avec moi. Et que je vois tous les deux jours. Très occidentalisé. Essaye d’avoir une vision globale de la Mauritanie. A ce que je crois, situation un peu délicate. S’oppose à certains ministres. Au fond, controversé. Mais nous sympathisons. Et je crois que je vais l’aimer, malgré qu’il se prenne au sérieux.
Grâce à une lettre opportune de Madame Darde, j’ai pris contact avec Ahmed Ould Eli El Kori. Il est venu à la maison samedi soir. Il est aussi dans la classes des chefs de bureau. Un bon paysan auvergnat. D’une bonté et d’une spontanéité totale. Aimant la France, et expliquant son attachement par certain administrateur « qu’il aime trop » ce qui veut dire : beaucoup. Messmer, commandant à Atar, qui facilite son voyage à La Mecque, aussi. A évoqué le problème des Noirs, avec lequel problème il faudrait finir au plus vite. Et puis aussi des jeunes qui n’ont plus le respect des vieux, etc…. je lui parlais de la classe des judiciaires.
Hier, je suis allé prendre chez lui, le thé. Ahmed Saloum Ould Haïba est venu : le père de Cheïbani. Ils sont parents. J’étais subjugué par Ahmed Saloum. Profil fin et bronzé, encadré par le turban très bleu. Boubou, très simple et blanc. Et parlant avec vivacité et aussi beaucoup de calme. Donnant l’impression de beaucoup de détachement. Il a été vice-président du Grand Conseil de l’A.O.F., ministre de l’Intérieur, puis de la Santé. Est actuellement député. Influence considérable à Tidjikja. M’a parlé du Parti, de l’histoire de la Mauritanie, de Mokhtar, honnête, sincère, mais qui croit que tout le monde est comme lui. Prônait le régime présidentiel, mais déçu actuellement. Abaissement de l’Assemblée nationale lui apparaît dangereux, les députés voient leur influence locale diminuer. Et puis le discours d’avant-hier de Mokhtar, au meeting, demandant au Parti de faire primer le « militantisme » sur la compétence, pour le choix des candidats aux élections, lui paraît dangereux. « valabilité », représentativité, popularité, lui paraissent les critères essentiels pour le bon député. Et d’ajouter, à un moment, que tout marche plus mal depuis l’indépendance. Que son seul but, sa seule direction de pensée, c’est l’intérêt de la Mauritanie. Ne pas faire passer le Parti par-dessus la Mauritanie. Et nous nous sommes quittés à la nuit noire. Auparavant, il avait « donné le bonjour » à Ahmed Ould El Kori, à de nombreux parents et connaissances.
Impression que tout le monde se connaît en Mauritanie. Vaste atmosphère de famille. Peut-être liée à la vie nomade.
J’oublie le portrait de Marouf, ancien ministre de l’Economie. Masque à la Bourguiba. Beaucoup de passion en lui. Jean-Marie Ballèvre, qui a été son conseiller, le dit xénophobe et nationaliste. En tout cas, plein de feu. Et je le vois, hier, après la conférence de Monteil, évoquer certains problèmes de sédentarisation trop anarchique. On sent beaucoup de foi en lui. Et le lendemain de mon arrivée, j’ai pris le thé chez lui, avec Salem M’Khaïtirat. Il m’a beaucoup impressionné.
Et puis aussi, Mohamed Abdallahi Ould Moktar dit Allaoui, un de mes grands élèves, que je rencontrai au marché il y a quinze jours. J’aurais voulu prendre en sténographie sa description de la brousse. Fixer la façon de prononcer avec amour le mot de chamelle, de petits chameaux. Et à travers ses yeux et ses paroles, je voyais la symphonie branche, brune et ocre des troupeaux autour du puits, dans la poussière dorée du soir, et le bruit confus des cris et des chants, et la nuit qui s’avance.
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Et puis, c’est l’ambiance de Nouakchott qui me revient au cœur, et que l’on découvre, et que l’on sent pour peu que l’on se promène vers dix-huit ou dix-neuf heures, dans le calme. Nouakchott est peut-être artificielle mais elle reste mauritanienne. Et ces gens, allongés en cercle sur le sable rouge ou fauve, qui bavardent ou se taisent, dans la pénombre qui les envahit. Et ces Maures qui avancent lentement, sous la lumière verticale et aveuglante, la main dans la main. Ces boubous, bleus clair ou blancs, qui flottent et se déploient comme des voiles de barques, dans le soleil et le vent. Ambiance aussi un peu monastique, car chacun va droit son chemin. Absorbé dans ses pensées. Et enveloppé dans son boubou, que l’on tient serré derrière le dos, ou que l’on laisse flotter autour de soi. Et aussi ce silence général. Car les constructions sont espacées. Point d’écho. Et le sable est partout. Et le soleil, la lumière sont partout. Les voitures sont nombreuses, proportionnellement à la population. Mais l’effervescence du boulevard saint-Michel à Paris, ou du pont Servatius à Saint-Louis, n’existe pas ici. Calme et lumière de certain monastère, de Solesmes, quand les moines circulent, rapidement, avec le sourire, se rendant à telle ou telle tâche, ou se regroupant pour l’office.
Hier, mardi 30 Mars, conférence de Monteil : « nomadisme et sédentarisation ». A en juger par les questions de Mohamed Ould Cheikh et par ce que rapportait Abdoul Aziz Bâ ce matin, il a été décevant. N’abordant pas les problèmes concrets et pratiques.
Vu Abdallahi Ould Daddah, au sortir de la conférence. Nous avons pris rendez-vous pour ce soir. Charme fin et délicat. Silence et timidité, que j’avais tant apprécié à Paris.
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Voici que la Mauritanie, dont je ne connais pourtant que la capitale, me devient mienne. Et je sais que je ne fais que commencer à la découvrir. Au fond, il faut me «beïdaniser» l’âme. Rendre visite aux gens. Sourire. Profiter de cette facilité générale, de cet accueil de partout. De cette simplicité totale. L’acquérir aussi cette simplicité. Ces ministres qui circulent à pied, simplement. Cette ambiance de famille. C’est ce qui me frappe le plus, cette ambiance de famille. Certes, il y a sûrement des rivalités. Mokhtar est discuté, parce que trop sincère, trop droit, et recevant tout le monde. Mais le fond demeure.
à suivre
Bertrand Fessard de Foucault
ancien professeur au Centre de formation administrative
devenu Ecole nationale d’administration mauritanienne – Février 1965 . Avril 1966
Le Calame
1- Moktar Ould Haïba, dit Cheïbani, fils d’Ahmed Saloum Ould Haïba, fondateur marquant de l’Union progressiste de Mauritanie (16-20 Février 1948) pour faire pièce au député du Territoire à l’Assemblée nationale française, personnalité de premier plan aux débuts de l’État mauritanien moderne, membre du premier gouvernement mauritanien dit de laa Loi-Cadre comme ministre du Commerce de l’Industrie et des Mines (21 Mai 1957). - Lui-même, études universitaires en économie en Paris. Dès qu’il est diplômé et de retour au pays, il devient le conseiller économique du Président, et fera une carrière gouvernementale, interrompue en même temps que celle du directeur des Douanes (le fils de ce dernier épousera Faiza, la fille du président Moktar Ould Daddah.