La décision prise par le Conseil des ministres de relever de leurs fonctions des fonctionnaires – et non des moindres… – du ministère de l’Habitat, de l’urbanisme et de l’aménagement du Territoire peut être interprétée comme une « frappe chirurgicale » au sommet de l’administration en charge de gérer le foncier. Car la Mauritanie est plongée, depuis le début des années 70, dans une « crise foncière » sans précédent dont l’exode massif et ininterrompu que provoqua la sècheresse ces années-là constitue le principal tenant et dont l’aboutissement actuel pose aux pouvoirs publics une équation à ixième degré, sous les effets de l’épouvantable désordre et pagaille dans la gestion du domaine, de l’habitat et de l’urbanisme.
Passée l’époque d’Ould Daddah qui avait « casé » tous les anarchistes des « kébaas », en distribuant à chacun une parcelle à Sebkha (5ème) et El Mina (6ème), on se retrouva malheureusement bientôt avec de nouvelles zones de turbulences, conséquence de l’occupation illégale autour du Carrefour Madrid, au virage «Dick », à « Kébit Lim’almine » et dans deux « marbats », l’un à Bouhdida et l’autre au 6ème. Dans ces guerres sans trêve de tranchées qui opposent les autorités aux citoyens depuis le début des années 80, ni Mohamed Khouna ould Haïdalla (1980–1984), ni Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya (1984-2005), ni Mohamed ould Abdel Aziz (2008–2019) ne sont parvenus, en dépit de toutes leurs promesses, à mettre fin à ce phénomène.
Les kébaas, véritables foyers de récidives
Si Ould Haidalla lutta de toutes ses forces pour en freiner l’amplitude, interdisant les occupations illégales en bouts de la piste de l’ancien aéroport, (côté Carrefour et côté Hay Sakine), Ould Abdel Aziz l’encouragea –sans peut-être le vouloir… – en distribuant des parcelles à des habitants de quelques zones (Dar El Beïdha et Hay Sakine) et pas à ceux de certaines autres (Limghaïty, Lighraigué et Kebit Limal’mine).
On peut y voir la source des multiples kébaas dont le régime actuel a hérité, cumul de laxisme, laisser-aller et négligence, consécutives, à l’ordinaire, de malversations généralisées et d’autant plus « fermentées » par le refus du gouvernement de «désinfecter» le département ministériel du MHUAT qui grouille des plus corrompus fonctionnaires du pays ; peut-être même de toute l’Afrique.
Inutile de plonger, pour entendre la complexité de la situation, dans les archives du Domaine et du patrimoine de l’État où l’on n’arrive plus vraiment à faire la différence entre les documents authentiques et les autres. Les informations fournies par ces archives sont toutes en contradiction, à cause du nombre impressionnant de plans-directeurs qui ont circulé, légalisant chacun un grand nombre de lots dont la plupart piétinent sur le domaine public.
Des chiffres effrayants
Lors de dernier point de presse auquel j’ai assisté, Sid’Ahmed ould Ahmed, le ministre dudit ravagé département, s’appliqua à expliquer les avantages de la décision prise par le Conseil des ministres de réguler la fonction d’architecte. Semblant tenu par d’autres engagements, il était obligé de prendre son mal en patience pour répondre à des questions de journalistes – ou certains qui prétendaient l’être… – plus nuls les uns que les autres.
Dans une de ses réponses, Sid’Ahmed révéla l’incroyable : douze mille personnes détenant des badges ne sont pas éligibles à des distributions de lots. Soit les documents ne sont pas authentiques, soit ils sont falsifiés, soit encore leurs titulaires ont déjà bénéficié de terrains. Douze mille badges contestés par le système informatique mais « légalisés » par des procédures administratives parallèles, tel est le véritable casse-tête pour un ministre qui cherche à faire son travail en toute honnêteté, transparence et impartialité.
Mais il risque bien lui aussi, comme ses prédécesseurs Sidi ould Zeïne, Mint Bouké et autres, de perdre malheureusement la bataille lancée pour mettre fin à l’anarchie et au désordre qui règnent en « maîtres absolus » sur le Domaine, l’habitat et l’urbanisme. Douze mille badges inéligibles considérés en bonne et due forme par ceux qui les détiennent (parce que délivrés par des agents ou des responsables de l’Administration elle-même), ce nombre impressionnant ralentit considérablement les avancées dans les attributions. C’est surtout beaucoup de pain sur la planche du ministre qui ne sait plus où donner de la tête pour séparer le bon grain de l’ivraie, en commençant par remettre de l’ordre dans des paperasses très douteuses pour la plupart.
S’il ya donc actuellement un ministre du gouvernement qui ne sait plus où donner de la tête, confronté qu’il est à des obstacles juridiques légalisant le faux en écriture et son usage, c’est bien Sid’Ahmed ould Ahmed. Sur ce champ de bataille, le ministre fait face à toutes sortes de plaignants et de contestataires : vendeuses de couscous tentant d’obtenir un lot pour la 5èmefois consécutive, hommes d’affaires, politiciens « receleurs » de lots fictifs et tutti quanti.
Avec, en prime, de plus inattendus en cet environnement d’illégalité : anciens collègues, parfois ; députés, anciens sénateurs et même, comme on l’a vu, ancien chef d’État rattrapé par la justice. Bref, le ministre se bat seul contre tous. Tous, aussi bien ceux d’ici que de Nouadhibou, Zouérate, Rosso, ou Kaédi, villes où les spéculations foncières sont devenues un fonds de commerce.
Assis sur un fauteuil éjectable ?
D’où la question posée l’autre jour par un journaliste : « Monsieur le Ministre, votre intégrité morale ne fait aucun doute. Mais vous croyez-vous en mesure de tenir jusqu’au bout face à tous ces ennemis ?».Pris en tenaille entre « l’efficacité » professionnelle et l’intégrité morale qu’on lui connaît, Sid’Ahmed – sortant de Cape Tawn University d’Afrique du Sud et titulaire d’un DEA en Entomologie générale – a un choix difficile à faire. Jeter l’éponge comme cherchent à le pousser tous ceux qui mettent un désordre épouvantable dans le foncier ; ou foncer, les yeux fermés, sur le champ de bataille, ce qui risque d’envoyer derrière les grilles tous les responsables de son département impliqués dans des malversations. Provocation à haut risque pour lui.
Peut-on donc penser que Cheikh ould Habibou Rahmane et Mohamed Lemine ould Ely M’Bitaleb soient les premiers ballons d’essai d’une guerre à venir contre le puissant lobby des spéculateurs fonciers de tout gabarit qui détiennent toutes sortes de documents, faux, vrais faux, voire « faux » vrais « faux » ?Même les ordinateurs les plus performants utilisés actuellement par les services du Domaine et du Patrimoine de l’État sont tellement « tripatouillés » qu’ils en perdent leurs performances, les applications utilisées devenues (rendues ?) incapables de « distinguer » le vrai et le faux des données sauvegardées.
L’occupation illégale d’espaces par le faux et de l’usage du faux
Et le plus étonnant, en cette situation inédite qui prévaut, persiste et signe dans la spéculation foncière, c’est le constat de ce que ce sont seulement les Maures (arabo-berbères et harratines) qui sèment la pagaille, bloquant toutes les politiques et les bonnes initiatives des pouvoirs publics. Ni les Pulaars, ni les Soninkés et ni les Wolofs ne s’investissent en ces pratiques extra-administratives et extra-judiciaires. Ils restent de très bons élèves, passant toujours par la légalité pour obtenir des lots. Tandis que les producteurs de zizanie font perdent un temps fou aux autorités administratives et sécuritaires par des litiges interminables –moudakhalatt – qui se terminent parfois par des batailles rangées, voire des menaces avec armes d’assaut, comme on l’a vu il y a peu. Et cela très souvent pour des espaces nés d’occupation illégale ou des propriétés légalisées par le faux et l’usage du faux. Incroyable, cette Mauritanie des variantes dans les spéculations par le faux et l’usage du faux !
Mohamed Chighali