Le Calame : Comme nombre de mauritaniens vous avez probablement suivi le discours à la nation du président de la République à l’occasion du 59ème anniversaire de notre indépendance. Qu’en avez-vous retenu d’essentiel ?
Cheikh Sid’Ahmed Ould Babamine : Dans ce discours à la nation, où il est de tradition de faire le point de l’activité gouvernementale de l’année écoulée, on peut d’abord remarquer que le président Ghazouani n’a pas cherché à endosser le bilan de 2019, qui n’est pas le sien, mais celui de son prédécesseur Il a plutôt choisi, après un bref coup d’œil rétrospectif et général sur l’histoire, essentiellement dédié à la gloire des générations pré et post indépendance, d’informer ses concitoyens des projets et actions concrètes que son gouvernement s’apprête à mettre en chantier conformément à ses engagements électoraux. Ces décisions et mesures dans les domaines aussi importants que la lutte contre la pauvreté, la justice et l’enseignement ont été particulièrement bien accueillies.
Il a par ailleurs évoqué la main tendue et autres gestes de convivialité et d’ouverture en direction de tous les segments de la collectivité nationale dans la diversité de leurs opinions politiques et de leur appartenance régionale ou ethnique. Cette nouvelle attitude du pouvoir a été appréciée à sa juste valeur par l’opinion et constitue un autre moment fort de cette adresse à la nation.
Ce discours intervient dans un contexte politique marqué par une sorte de bras de fer entre l’ancien président Aziz et le nouveau président autour du contrôle du parti UPR. Que vous inspire cette querelle au sommet entre deux amis de 40 ans dont l’un a choisi l’autre pour lui succéder ? Avez-vous connaissance de ce qui s’est passé pour que ces deux amis en arrivent à la rupture ?
Je crois qu’au-delà de l’indulgence sans limite de son compagnon de longue date dont il était assuré, notre ancien président dont l’outrecuidance envers son ami n’avait d’égale que son mépris bien connu pour les mauritaniens en général, était convaincu que l’UPR, qu’il a créée et qui n’a été, jusqu’à son départ du pouvoir qu’un outil de propagande à sa dévotion, est un parti qui lui appartient de même que tous les députés issus de cette formation politique dont il revendique l’exclusivité du mérite de l’élection lors des dernières législatives.
Avec ces deux certitudes, l’ancien chef de l’Etat semble avoir eu la naïveté ou l’impudence sinon un mélange des deux, de penser qu’il lui est encore loisible de continuer à tirer les ficelles d’un pouvoir qu’il n’estime avoir cédé à son ami que pour continuer à l’exercer autrement.
Or, à mon humble avis, en décidant ou en acceptant de briguer le suffrage de ses concitoyens lors des dernières élections présidentielles, le général Ghazouani et ses collègues au sein des Forces Armées ont d’abord voulu répondre à une attente majeure et pressante des mauritaniens; en finir pour le pays, aux moindres frais possibles, avec un Président qui l’a mis en coupes réglées durant ces onze dernières années, qui a fait du mépris de ses habitants la toile de fond de sa gouvernance et qui était sur le point de transgresser notre constitution encore une fois, pour s’incruster au pouvoir.
Aussi, non satisfait de la généreuse couverture, excessive pour d’aucuns , dont il a bénéficié à sa sortie du palais ocre mais au contraire continuant à se prendre pour le nombril du monde, le président MOAA risque de faire une descente vertigineuse d’un piédestal où notre lâcheté collective lui avait permis de se hisser pour s’y maintenir ces onze dernières années, en maitre absolu.
Il serait en effet plus que simpliste de penser que le général Ghazouani, dont je crois pouvoir dire qu’il n’était pas spécialement friand de l’exercice du pouvoir au sommet, ait accepté de prendre un tel pari pour perpétuer le calvaire de ces concitoyens et trahir son serment sur l’autel des desseins décidément insatiables de Mohamed Ould Abdel Aziz.
S’agissant des causes immédiates de la détérioration de la relation entre les deux hommes, je ne suis pas dans le secret des Dieux mais je n’exclus pas que les rumeurs persistantes selon lesquelles l’ancien Président aurait été invité à restituer certains biens qu’il aurait indument emportés y soient pour quelque chose.
A votre avis qu’est ce qui a poussé Ould Abdel Aziz trois mois après son départ du pouvoir à engager un bras de fer avec son successeur ? Quelles peuvent être les implications politiques voire sécuritaires de cette escalade. Ne met-elle pas un terme au délai de grâce dont jouit Ghazouani
Je crois que tout le monde a été surpris, non pas par son retour mais plutôt par la volonté affichée par l’ancien président d’engager, au lendemain de sa venue, ce que vous appelez un bras de fer avec son successeur, en essayant de s’imposer de manière aussi illégale que cavalière à la tête du plus grand parti politique du pays, aux dépends sinon au mépris de l’autorité du nouveau président de la République.
Visiblement oublieux de son nouveau statut de simple citoyen et malgré l’immunité exorbitante dont il a joui jusqu’ici, le président MOAA, dont il serait euphémique de dire qu’il doit avoir des choses à se reprocher, ne saurait se sentir en sécurité s’il n’est pas lui-même détenteur d’un pouvoir qui lui garantit l’impunité nécessaire. Aussi, croyant avoir suffisamment prémédité son affaire quand il s’était investi en personne dans la campagne électorale pour arracher par tous les moyens une grande majorité de députés, à la faveur du dernier scrutin législatif, l’ancien président était venu prendre possession de son outil politique pour continuer à peser sur l’échiquier national.
Ce faisant, il semble évidemment avoir perdu de vue, non seulement que le pouvoir ne se partage pas mais aussi que le tempérament versatile de ses compatriotes, dont il a souvent clamé qu’il ne serait pas dupe, le jour venu, n’a pas encore changé.
S’agissant des implications politiques de cette tentative de main basse sur l’UPR, je pense que l’écrasante majorité des députés de ce parti, entre autres notables et grands électeurs, favorables au président de la République dont ils se disent attachés au programme électoral n’auront pas beaucoup de difficultés à réduire la petite minorité qui se réclame de MOAA ; soit à l’amiable, soit à la faveur de leur congrès programmé, soit au niveau de la justice, le cas échéant.
Sur le plan sécuritaire, je ne vois aucune raison de s’inquiéter des conséquences de cette crise politique interne à l’UPR.
Au sujet de la grâce accordée au président Ghazouani dont l’excès d’indulgence à l’égard de son prédécesseur lui a effectivement valu beaucoup de critiques mais qui ne peut plus être de mise après cet épisode, je crois que la locomotive s’élance progressivement depuis l’annonce dans son discours commémoratif du 59ème anniversaire de l’indépendance, des premières et importantes décisions.
Toujours selon les mêmes observateurs, ce qui vient de se passer est le résultat de la ‘’mollesse’’ et des ‘’lenteurs’’ du président Ghazouani muré dans un silence troublant et qui n’a pas entrepris rapidement de rompre avec la gouvernance et le système de son prédécesseur C’est un argument qui ne vous convainc pas ?
Je suis moi-même de ceux qui auraient souhaité une rupture immédiate et totale avec le système de MOAA. Mais la politique étant par essence l’art du possible, je constate que le président Ghazouani dont la nature de la relation particulière avec son vieil ami n’est un secret pour personne, a été élu avec une majorité peu ou prou affiliée au parti dont ce dernier était le véritable chef. Sans oublier que l’éducation et le tempérament de l’homme qui ont tendance à prendre le pas sur ses choix voire sur ses principes, semblent lui avoir édicté de suivre son propre sens de l’éthique.
En l’occurrence cette approche tranquille du président Ghazouani que vous n’êtes pas le seul à trouver trop lente voire molle semble pourtant marquer des points voire triompher de la témérité de ses adversaires politiques dont les velléités sont quasi unanimement rejetées et décriées par l’opinion.
Au sortir de cette épreuve que doit faire le président Ghazouani pour restaurer son autorité mise à mal par son ami et certains de ses proches mais aussi et surtout rassurer ses soutiens dont certains réclamaient la création d’un nouveau parti ?
Je ne suis pas sûr que l’autorité du président de la République ait été mise à mal par les ricochets d’un petit conflit politique interne à l’UPR dont une écrasante majorité qui lui est favorable dispose de la légitimité nécessaire et d’autres moyens juridiques éventuellement, pour en venir à bout et clore ce débat intempestif.
Par ailleurs l’idée de la création d’un nouveau parti ou tout simplement du changement du nom de l’actuel au label passablement galvaudé pourrait avantageusement servir e à canaliser toutes les autres forces politiques qui ont choisi de soutenir la candidature et le programme du président Ghazouani
Au lendemain de sa prise de fonctions, Ould Ghazouani a entrepris des concertations avec les acteurs politiques de la majorité et de l’opposition. Quelles appréciations en faites-vous ?
Pour quiconque a vécu les onze ans de guerre froide entre le pouvoir et l’opposition, instaurée et constamment nourrie par MOAA et son système, l’initiative de restaurer le contact au sein de cette classe politique mais surtout de lui insuffler une réelle dose de convivialité ne peut être que très fortement appréciée. Je m’en réjouis pour le président Ghazouani, pour toute la classe politique et pour le pays.
Mais à en croire certaines indiscrétions le président de la République ne serait pas pressé d’organiser un dialogue politique avec l’opposition. Dès lors à quoi vont servir ces rencontres ?
Encore le dialogue ! Je crois que s’il existe un concept parfaitement galvaudé dans le lexique politique de notre pays, c’est probablement celui du dialogue dont on a tellement usé et abusé sans résultat, qu’il est devenu synonyme sinon consubstantiel de cet épisode de la guerre froide que j’ai évoquée précédemment, entre le pouvoir et l’opposition.
Je pense, quant à moi, que nous entrons dans une phase de rapports normalisés entre les différents segments de la classe politique et qu’il faut désormais revendiquer, à partir du milieu de l’année prochaine, en plus de l’indispensable réhabilitation des grandes institutions politiques, économiques et sociales de la République, non pas un dialogue au sens traditionnel du terme, mais un grand débat national autour des problématiques majeures :
a) de la citoyenneté et de la démocratie mauritaniennes ;
b) de l’Ecole et de nos langues nationales
c)de la répartition équitable de la richesse nationale.
d) du passif humanitaire
e) des Droits civiques, politiques, économiques culturels et sociaux des Haratines et autres segments de la société, héritiers et victimes d’une longue tradition d’injustice et de marginalisation dans notre pays.
f) du rétablissement du caractère résolument apolitique de l’institution militaire et des autres forces de sécurité.
Les conclusions de ce grand débat national, qui pourrait s’étaler sur 12 à 24 mois s’il le faut , devraient constituer la trame des projets de textes légaux devant régir les réformes nécessaires à introduire dans ces différents secteurs.
Dans son discours à la nation le Président a annoncé le début de la mise en œuvre de son programme électoral. Pensez vous que celui-ci pourrait sortir de nombreux mauritaniens de la précarité. A quelles conditions ?
Sortir de nombreux mauritaniens de la précarité demandera non seulement des moyens matériels considérables mais aussi du temps en fonction du degré de dénuement des populations et des zones ciblées.
En tout état de cause, le budget de 200 milliards de nos anciennes ouguiyas, déjà annoncé par le président de la République pour financer cette action au cours des cinq prochaines années est une dotation substantielle qui pourrait avoir un grand impact sur le bien-être de nos populations à condition d’être bien gérée et équitablement répartie. Le rattachement à la présidence de la République de la nouvelle agence chargée de cette lourde et noble mission est en soi l’expression d’une volonté de rigueur et d’exigence de résultats auxquelles cette institution est soumise. Faut-il encore qu’elle soit mise à l’abri de l’interventionnisme de nos politiciens et autres notables qui a souvent joué au détriment de l’équité dans la répartition des ressources.
En tout état de cause, cette nouvelle institution est un grand pas vers une idée qui m’est très chère et qu’il m’est arrivé d’appeler un plan Marshall (mais pourquoi pas Ghazouani en l’occurrence ) dont on devrait faire bénéficier, dans le cadre de la lutte contre les inégalités dans notre pays, les franges les plus démunies de sa population en particulier les Haratines anciennes victimes de l’injustice et de l’exclusion durant des siècles.
Dans son discours le président Ghazouani est revenu sur la question de l’Unité nationale et s’est engagé à la renforcer. S’il vous demandait un conseil sur cette problématique, que lui diriez-vous ?
Les chances de renforcement de l’unité nationale par le président Ghazouani sont intimement liées aux avancées qu’il aura été capable de réaliser sur les différents chantiers que j’ai déjà cités à savoir : la citoyenneté et de la démocratie, le règlement du passif humanitaire, l’Ecole et nos langues nationales, la répartition équitable de la richesse nationale.
En tant qu’ancien haut officier de l’armée nationale, avez-vous entendu parler de la pendaison de 28 officiers, sous officiers et soldats negro-mauritaniens à Inal, le 28 novembre 90. Que pensez-vous de ceux qui, depuis, continuent à réclamer que la lumière soit faite sur ces tragiques événements. ?
En tant que mauritanien d’abord et ancien officier supérieur de notre Armée, j’avoue n’avoir entendu parler, pour la première fois, de ce tragique et invraisemblable épisode, qu’en 2005 ou 2006 lors d’une discussion avec un collègue, autre ancien officier supérieur, originaire de la vallée. Je dois dire que tous les deux, nous étions, lors de ces événements, en poste à l’extérieur du pays.
Il s’agit hélas d’une tache indélébile dans l’histoire de notre pays et qui mérite bien évidemment d’être élucidée. Les mauritaniens ont le droit de savoir ce qui s’est réellement passé ce jour là et, le cas échéant, le devoir d’exiger que les éventuels assassins répondent de leurs actes.
Il y va du devenir commun de nos populations et de la nécessité de tourner cette douloureuse page.
Propos recueillis par Dalay Lam