Les résonances ruskiniennes en politique africaine

Les pays africains ont vécu sous colonisation européenne pour de longues périodes, parfois pendant de longs siècles. La poussée impérialiste que soutenaient de larges courants d’opinion en Europe était pour des raisons à la fois économiques, politiques et idéologiques. C'est dire que l’Europe avait besoin de terres, de main d’œuvre et de matières premières, mais aussi par orgueil national œuvrait à perpétuer sa culture, gage de son rayonnement planétaire. 

 

En Afrique postcoloniale, nombreux sont les pays fraichement indépendants qui avaient choisi les modèles de pensée occidentaux, avec parfois de simples retouches, une manière de contextualiser ces emprunts aux réalités locales. Parmi les modèles politiques importés, le socialisme figurait en bonne place et les pays s’autoproclamant socialistes faisaient légion. Tous aspiraient à l’édification d’États fondés sur la justice, l’entre-aide mutuelle et le plein épanouissement dans le cadre d’une organisation sociale et économique plus juste. Et tous prétendaient travailler pour le progrès et lutter contre toutes les  formes  d’inégalités sociales afin de « faire prévaloir un socialisme authentique qui préfère aux formules doctrinales la défense réalistes de l’intérêt public » pour reprendre la formule de Philippe Yacé. 

 

a mise en œuvre de tels programmes sera l’œuvre des premiers chefs d’État qui avaient hérité le pouvoir suite à des guerres d’indépendance ou par voie de négociations avec les puissances colonisatrices. 

 

• Les premières lectures de la littérature politique socialiste

Les origines intellectuelles du socialisme africain sont nombreuses. Les socialistes africains puisent dans diverses écoles de pensées appartenant à la gauche politique dans toutes ses nuances, du romantisme anticapitaliste au communisme  en passant par le socialisme. 

Karl Marx, Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine ; Mao Tse-Toung et même Léon  Trotsky sont connus parmi les élites du continent. Les influences extérieures sont donc multiples. En effet,  les premiers cadres des régimes se réclamant du socialismeavaient pour la plupart étudié en occident où ils avaient pu lire les œuvres majeures des doctrinaires socialistes et appris les fondements théoriques du socialisme.  Ainsi des classiques comme Le Capital de Marx, la brochure de Lénine intitulé '' Que faire?'' et Le Petit Livre Rouge  de Mao Tsé-Toung sont des références assez répandues dans les milieux politiques et universitaires africains.

 

 

Le Capital est le livre culte des communistes, leur bréviaire fondamental. Comme '' Unto This Last'', il s'attaque aux  théories libérales, notamment celles d'Adam Smith et de David Ricardo, pour mettre en exergue les nombreuses contractions de l'économie politique ainsi que la nature injuste de celle-ci, une injustice fondamentale du fait du capitalisme qui ne fait qu'exploiter les prolétaires. 

A ce monument de la littérature communiste s’ajoute ‘'Le Manifeste Communiste'' de 1848 rédigé avec la participation de son ami Friedrich Engels, le manifeste fait revenir la responsabilité de l’émancipation de la classe ouvrière à la classe ouvrière elle-même.

En ce qui concerne ''Que faire?'', '' What Is To Be Done?'', il s'agit de l'ouvrage publié en 1902 dans lequel Lénine expose ses idées quant à l'organisation d'un parti révolutionnaire centralisé. Il y développe le concept selon lequel le parti est l'avant-garde du prolétariat, un cadre nécessaire à son endoctrinement socialiste et la voix qui lui indique où se trouve son intérêt par rapport à celui toujours croissant des capitalistes.

Lénine y explique aussi le principe du ‘centralisme démocratique’, c’est-à-dire que c'est la direction du parti qui prend les décisions et c'est aux adhérents de les appliquer quitte à les corriger plus tard en cas de besoin.

Le Petit Livre Rouge, parfois appelé ‘'Les Plus Hautes Instructions'' est un recueil de citations extraites d'anciens discours et écrits du Grand Timonier. Il y introduit sa pensée  politique, et décrit les voies et moyens d'adapter le communisme aux réalités chinoises. Il y glorifie en outre le travail politique et prépare les jeunes à devenir les  bras actifs de la Révolution culturelle qu'il entend mener et réussir. Alors que John Ruskin en tant que réformateur social et grand agitateur d'idées de l'ère victorienne, un éminent ''sage'' qui s'était opposé à l'école libérale et qui avait voué aux gémonies le monde capitaliste, mit un accent particulier sur la primauté de l'homme, tout comme il avait défendu par-dessus tout l'intérêt général et vanter  l'utilité sociale, n'est tout simplement pas connu surtout hors de l'espace anglophone du continent noir.

 

Cependant, l'influence de Ruskin en Afrique est bien réelle mais elle est indirecte et transitive. Ses idées passent par des relais pour parvenir et circuler sans que leur paternité ne soit reconnue ou même connue des intellectuels et des hommes politiques africains qui n'avaient pas lu Unto This Last comme Mahatma Gandhi, ''le sud-africain'' l'avait fait. 

Dans son livre autobiographique An Autobiography, Or the Story of my Experiments with Truth (1927), une telle inspiration, voire une telle emprise estdéclinée avec fierté: ''Of these books, the one that brought about an instantaneous and practical transformation in my life was [Ruskin's] Unto This Last… and made me transform my life...''

Le Professeur James L. Spates est lyriquement clair à ce sujet,  quand il parle de transformation littérale de Gandhi, et de tsunami d'idées réformatrices à une échelle mondiale :  

 

There were those who, as if they had been touched by an alchemist, were utterly transformed by Ruskin's writing, the few who took what they had learned from him, transferred it into action, and changed the world with that new knowledge. Changed India to be exact, and, in the wake of that alteration, created a tsunami which, before only a few decades had passed, swamping the entire colonial world, a world which had reigned supreme for over three centuries.

 

Gandhi, à son tour, exerça une grande influence en Afrique et eut de nombreux disciples dont Kenneth Kaunda.

En réalité, les résonances de l’œuvre de Ruskin en Afrique sont plus évidentes en économie sociale, en écologie et en lutte ouvrière. Ses théories sociales avaient eu de l'impact en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, avant de faire le voyage pour le reste du monde. Certaines des propositions de réforme avaient inspiré l’Etat-providence, cette conception de l'État qui confie la mission centrale de réguler et de distribuer les domaines économiques et sociaux pour une plus grande solidarité et justice sociale. En l'occurrence, le rôle de  l'État est de répondre aux besoins essentiels des plus démunis par respect à la dignité humaine. Aussi, Ruskin, avait développé des idées forces dans le domaine de l'éduction et de la formation, et en matière d'artisanat et d'art créatif, en environnement et en droits des travailleurs.

 

Un examen rétrospectif du discours et des programmes des hommes politiques et intellectuels africains permet de déceler des relents ruskiniens malgré leur adhésion à d'autres idéologies en apparence différente de l'école de pensée de John Ruskin.

 

Ould Sneiba Ely. Influence politique de John Ruskin en Afrique :

L’exemple d’Ujamaa de Julius Nyerere.

Éditions Universitaires Européennes, 2019. PP171-175

سبت, 10/04/2021 - 13:29