Le projet de loi sur les partis politiques, soumis par le gouvernement à l’Assemblée nationale la semaine dernière, constitue un sérieux recul pour les libertés publiques et met en péril le caractère pluraliste de la jeune démocratie mauritanienne. Il s’agit d’un pas supplémentaire vers un verrouillage autoritaire de la vie publique. L’exclusion qui en découlera risque d’encourager l’expression et la gestion des différends politiques par des moyens que l’on espérait révolus.
Ce projet de loi viole la Constitution, en particulier en ses articles 10, 11 et 99, sans parler des conventions internationales auxquelles adhère le pays. Il révèle, au moins, deux dynamiques complémentaires : d’une part, il soumet la création de partis politiques à un véritable parcours du combattant; et d’autre part, il rend leur dissolution d’une simplicité impressionnante.
Pour poser les termes du débat sur des bases claires, il est essentiel de rappeler qu’en vertu de notre droit national et de nos obligations internationales, le droit de participer à la vie publique, notamment en créant et en adhérant à des partis politiques, ne peut être limité que sous des conditions strictes:Les restrictions à ces droits doivent être définies de manière claire ; inscrites dans la loi ; nécessaires dans une société démocratique ; être proportionnelles à l’objectif qu’elles poursuivent; compatibles avec les objectifs constitutionnels et;enfin, accompagnées de voies de recours judiciaires efficaces.
Rien de tout cela n’est respecté dans ce nouveau texte, comme le confirme le contexte ayant mené à son élaboration.
I- Sur le contexte général du texte
Quelques remarques préliminaires s’imposent, révélant la véritable nature liberticide de ce texte. Il s’inscrit dans une dynamique plus générale et plus lointaine, visant à contrôler, filtrer et, en fin de compte, verrouiller la vie publique, contribuant ainsi à rendre impossible toute véritable alternance démocratique.
1. Violation des lois existantes
Il convient tout d’abord de rappeler que, depuis plusieurs années, le gouvernement viole délibérément la législation en vigueur sur les partis politiques en refusant arbitrairement de l’appliquer. Des dizaines de demandes d’autorisation de partis politiques restent ainsi en suspens devant le ministère de l’Intérieur depuis de nombreuses années. Le gouvernement l’admet sans difficultés en justifiant cet état de fait par la prétendue nécessité de « rationnaliser l’espace politique » en réduisant mécaniquement le nombre de partis « admis » sur fond de système électoral frauduleux.
2. Consolider ‘’l’oligarchisation’’ rampante de la vie publique
Bien que le pouvoir détienne déjà le contrôle total sur « l’autorisation » des partis politiques qu’il suspend ou dissous arbitrairement par ailleurs, il faut rappeler que le code électoral conditionne la participation aux compétitions électorales à l’adhésion à un parti reconnu. Ainsi l’éligibilité est lié à l’adhésion à un parti politique ce qui constitue une entorse à la Constitution. L’article 10 de celle-ci garantit la liberté d’association et d’adhésion aux partis politiques, ce qui inclut également la liberté de ne pas adhérer à un parti. En outre, l’article 11 stipule que « les partis et groupements politiques concourent à la formation et à l’expression de la volonté politique ». Ils y concourent, mais ils n’en détiennent pas le monopole. Cette disposition est directement liée au caractère pluraliste de la démocratie mauritanienne, inscrit à l’article 99 de la Constitution, une clause non révisable .
Par ailleurs, l’obligation d’adhérer à un parti politique pour pouvoir se présenter aux élections contrevient également à une autre loi nationale supérieure à la loi sur les partis politiques : celle qui transpose dans notre ordre juridique le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui garantit la liberté de s’associer y compris dans le cadre de partis politiques. Le Comité des droits de l’homme, chargé de son interprétation, a d’ailleurs précisé que « le droit de se présenter à des élections ne devrait pas être limité de manière déraisonnable en obligeant les candidats à appartenir à des partis ».
Même si un tel monopole de l’éligibilité était inscrit dans notre Constitution, la Mauritanie resterait en violation de ses engagements internationaux : conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités, un État ne peut invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier la non-exécution de ses obligations conventionnelles.
Enfin, le monopole des partis politiques sur l’éligibilité a conduit à une véritable “marchandisation’’ des partis eux-mêmes, une ‘’oligarchisation’’ de notre vie politique, et particulièrement de nos assemblées élues. Il suffit d’observer fonctionner cette « bourse aux partis » qui prospère a la veuille de chaque échéance électorale, et où la « location » de partis se négocie à coups de dizaines, voire de centaines de millions. Le résultat est visible : des assemblées composées principalement d’hommes d’affaires, de nouveaux riches, et d’ambitieux pressés de rentabiliser leur investissement initial..
3. Une méthode d’élaboration cavalière
La méthode utilisée pour élaborer ce projet de loi est, pour le moins, discutable.
D’une part, le Président de la République avait promis, dans son programme électoral, que cette loi, parmi d’autres textes, ferait l’objet d’un dialogue national largement inclusif. Le Pacte républicain signé par le Ministre de l’Intérieur au nom du Président de la République avec des partis de la majorité et de l’opposition réitère les exigences de ce dialogue inclusifdont les travaux avaient même débuté, curieusement par l’ouverture en grandes pompes de discussions de l’ensemble de la classe politique sur le thème du Statut des partis politiques en 2023. Or, passant outre les conclusions de ces concertations, le gouvernement a rédigé en ce début d’année ce texte dans le secret, en a informé certains partis soigneusement sélectionnés lors d’une « réunion d’information » – qui ne saurait être qualifiée ni de dialogue ni même de consultation. Le texte a ensuite été adopté en Conseil des ministres pour être soumis à l’Assemblée nationale.
La rédaction trahit une méconnaissance manifeste du droit des libertés publiques, de la hiérarchie des normes dans notre système juridique et de nos obligations internationales.
Sur le fond, la Mauritanie n’a pas vu depuis longtemps un texte aussi liberticide et dangereux soumis au Parlement.
1. Création de partis politiques
a. La codification d’un régime d’autorisation préalable entièrement contrôlé par le ministère de l’Intérieur
Le projet de loi modifie radicalement le régime juridique des partis politique. Le texte original de 1991 avait mis en place un système dit « déclaratoire », en vertu duquel la créationd’un parti politique résulte d'une déclaration auprès du Ministre chargé de l'Interieur contre laquelle il délivre un récépissé (article 7 de la loi en vigueur). En l’espèce le Ministre ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire. Il délivrele récépissé tel un ‘’huissier de la République’’. Ledit récépissé “confère au parti politique la jouissance de la personnalité morale” (article 15 du la même loi). Par un glissement progressif, le système a été transformé, dans la pratique, en un système d’autorisation préalable. Le projet de loi actuel constitue donc un couronnement de ce glissement progressif en codifiant purement et simplement l’exigence d’autorisation préalable : « Pour que la création d’un parti politique (…) soit considérée comme légale, une autorisation doit être obtenue auprès du ministre chargé de l’intérieur».(art. 7 du projet de loi)
Cette codification s’opère, malgré les critiques récurrentes des instances internationales des droits de l’Homme, qui ont épinglé notre pays plusieurs fois sur ce point. Le Comité des droits de l’Homme a, à maintes reprises, recommandé à notre gouvernement de remplacer ce régime d’autorisation -qui plus est n’en était que dans la pratique- par un régime franchementdéclaratoire, afin de se conformer à nos obligations internationales. Le gouvernement vient de faire exactement le contraire.
En outre, le texte supprime toute obligation pour le ministre de l’Intérieur de respecter un délai précis pour répondre aux demandes d’autorisation. Le nouvel article 24 stipule que les délais mentionnés dans l’article 12 « ne sont pas pris en compte si les procédures de création du parti ou les modifications apportées par les partis nécessitent des vérifications et des recherches supplémentaires ». Cetteformule fourre-tout permet donc au ministère de prétexter la nécessité de « vérifications et recherches » pour maintenir les citoyens dans une incertitude totale.
b. Une dérive législative : le ministre de l’Intérieur confisque le pouvoir législatif
L’article 8 du projet de loi énumère une liste des documents nécessaires pour constituer un dossier d’autorisation. Cette liste, déjà quelque peu archaïque, n’est en plus qu’indicative : le texte précise qu’elle peut être « complétée ou modifiée, si nécessaire, par une décision du ministre chargé de l’Intérieur ». Cela accorde au ministre une compétence législative déguisée, lui permettant de modifier une loi par simple décision administrative, ce qui constitue une dérive grave et injustifiée.
c. Des conditions déraisonnables et arbitraires
L’article 8 impose également aux partis en gestation de disposer d’une solide base populaire de 5 000 adhérents répartis dans la moitié des régions du pays, tout en ayant des sièges nationaux, régionaux et locaux. Pour ajouter au cocasse de la procédure, le ministre de l’intérieur avait, lui-même, articulé la procédure d’authentification de ces adhérents potentiels en précisant semble-t-il, qu’ils doivent, individuellement, appeler le ministère de l’intérieur par téléphone pour communiquer leur « intention » d’adhérer à tel ou tel parti politique. Cela se passe de commentaire.
d. Exigences absurdes et discriminatoires
Le projet exige, à l’article 11, que « la moitié des membres fondateurs du parti doivent posséder les qualifications et compétences nécessaires pour élaborer et mettre en œuvre le programme politique de leur parti ». Comment évaluer ces « compétences » ? Ferions-nous passer des examens écrits et des entretiens oraux à la moitié des membres fondateurs du parti dans les locaux du ministère de l’intérieur ? S’exprimant devant la presse, le ministre a indiqué que cette moitié‘’utile’’ de membres fondateurs devrait disposer de diplômes universitaires. Il s’agit-là d’une condition aberrante dans une société dont 50% de la population est analphabète. Et que valent les diplômes dans un pays où il est de notoriété publique que de très hauts fonctionnaires, voire des professeurs d’université, portent de faux diplômes ? En outre, il s’agit d’une disposition socialement discriminante. La réalité est que les leaders de l’association des bouchers de Kiffa, des éleveurs de Nema, ou des agriculteurs de Kaédi , souvent analphabètes, sont certainement plus populaires et plus à même d’exprimer les besoins et aspirations des populations que beaucoup de nos « jeunes cadres dynamiques ».
2. Dissolution des partis politiques
a. Obligation de cautionner toutes les élections sous peine de dissolution : Les partis politiques auraient désormais l’obligation de participer à toutes les échéances électorales quand bien même celles-ci ne présenteraient aucune garantie de transparence et ce sous peine de dissolution. Ainsi, l’article 20 du nouveau projet stipule-t-il qu’un parti politique qui n’obtient pas 2% aux élections municipales avant ou après une échéance similaire qu’il aurait boycottée, « sera dissous ». C’est d’abord injuste et inéquitable car le propre de partis politiques est de construire leur popularité dans la durée. Appliquée en France -qu’on apprécie citer dans nos débats nationaux de manière opportuniste et souvent peu éclairée - cette disposition aurait conduit à la dissolution, au début des années 1980 du siècle dernier, du parti d’extrême droite quiconstitue aujourd’hui le plus grand parti de ce pays.
Au fond, le projet de loi semble établir un lien entre les partis politiques et les élections, voire donner aux partis comme seule fonction celle de participer aux élections. Or ce lien ne repose sur aucun fondement textuel dans notre ordre juridique. Il est vrai que l’article 4 de la constitution française -encore la France!- semble souligner la fonction électorale des partis politiques en disposant qu’ils « concourent à l'expression du suffrage ». Et pourtant ce pays compte plus 500 partis politiques dont la majorité écrasante n’a jamais participé à la moindre élection. En revanche, l’article 11 de la constitution mauritanienne ne mentionne ni les élections, ni le suffrage, ni le vote. Il dispose tout simplement : « Les partis et groupements politiques concourent à la formation et l'expression de la volonté politique ».
Par ailleurs, le projet de loi actuel s’engage lui-même -on ne sait trop pourquoi- dans une définition des partis politiques et de leur rôle en son article 2. Encore une fois, cet article ne lie aucunement les partis aux élections. Il semble même leur reconnaître une fonction encore plus large que celle articulée dans l’article 11 de la Constitution : « Les partis politiques sont des associations (…) visant à regrouper les citoyens mauritaniens désireux de s’y affilier autour d’un programme politique défini, (…) en contribuant à la formation et à l’expression de la volonté politique dans tous les domaines de la vie publique ». Nulle mention des élections donc et pourtant, les partis seraient dissous s’il n’y participaient pas ou obtiendraient un certain seuil.
b. Fermeture-suspension-dissolution : cette triptyque résume bien l’approche du ministre de l’intérieur, reflétée dans son projet de loi sur les partis politiques.
Ainsi le ministre s’arroge-t-il le droit de «fermer » les sièges des partis et de « suspendre leurs activités » pour une durée de 90 jours, et ce au motif de violation «des lois et règlements en vigueur ou de perturbation de l’ordre public ». Il s’agit-là de notions très larges qui, jugées, à l’aune des conditions de limitation des droits civils et politiques énumérées plus haut, seraient disproportionnées, arbitraires et déraisonnables.
En la matière, il est décisif d’établir un juste équilibre entre, d’une part, l’importance fondamentale du droit d’association en partis politiques, et d’autre part celui de prévenir la violation d’une loi ou d’un règlement précis. Cela vaudrait-il, par exemple, pour la violation du code de la route, d’une circulaire de hakem imposant une mesure manifestement illégale ?
Il en va de même en ce qui concerne la première phrase du nouvel article 25 qui permet de dissoudre un parti pour des motifs aussi larges que « le non-respect du droit à la différence », « une publicité régionale », et des considérations aussi peu proportionnelles à la gravité de la mesure de dissolution comme la non-présentation du « rapport annuel sur les activités du parti au ministère de l’intérieur ». D’ailleurs, pourquoi un parti politique aurait-il l’obligation de présenter un rapport annuel sur ses activités au ministère de l’intérieur ? Enfin, la dissolution, après une période de suspension de six mois, intervient par décret pris en conseil des ministres sur la base d’un simple rapport du ministre de l’intérieur.
Là aussi on fait fi des garanties de l’État de droit. Non seulement les motifs de dissolution possibles sous ce texte sont souvent dérisoires, mais en plus elles n’obéissent à aucune garantie juridique nécessaire dans un État de droit. Encore une fois, en vertu de notre ordre juridique, la dissolution de partis politiques ne peut intervenir par simple mesure administrative qui plus est, est insusceptible de recours judiciaire. C’est l’apanage du pouvoir judiciaire que de prendre une aussi grave mesure, et dans le cadre d’un procès équitable. Il est vrai que la France -décidément !- autorise la dissolution d’associations, et donc de partis politiques par décret pris en conseil des ministres, et ce en vertu d’une loi de 1936 -dérogeant à la loi originale de 1901- et dont le contexte n’a strictement rien à voir avec notre histoire politique ni contexte actuel, et encore moins avec notre droit. Toutefois, ce décret signé par le Président de la République demeure soumis au contrôle du Conseil d’État. Dans la pratique, cette mesure ne frappe que les formations qui adoptent le terrorisme ou l’activité militaire comme mode d’action.
En définitive, le projet de loi sur les partis politiques actuellement soumis à l’Assemblée Nationale est contradictoire, reflète une tendance autoritaire visant à verrouiller le champ politique et à instaurer le ministère de l’intérieur comme tuteur de la vie politique, de la société, et comme législateur de substitution. Ce projet marque une dérive dangereuse et représente un recul inquiétant en supprimant tous les garde-fous, en érodant toutes les garanties de l’État de droit, et en multipliant les prétextes ainsi que les procédures permettant de dissoudre les formations politiques.
Politiquement, il trahit la promesse ferme, écrite et répétée dans différents discours du chef de l’État durant sa campagne électorale de soumettre cette révision à un dialogue national largement inclusif. Il représente d’ailleurs une invitation aux acteurs politiques d’envisager d’autre modes de gestions de différends politiques que l’on espérait révolus, tel que le travail clandestin voire pire, les coups d’état militaires.