« Six républiques, cinq nationalités, quatre religions, deux alphabets. Et Tito lui-même, fédérateur suprême de cette quintessence de balkans, incarne en lui-même une trinité : chef de l’Armée, chef du Gouvernement, chef du Parti ». Tout jeunes au lycée, nous nous forcions à réciter cet extrait de Paris-Match des années 80 où le journaliste Georges Menant décrivait la Yougoslavie d’alors. La fédération était en effet composée de serbes, de croates, de serbo-croates, de bosniaques d’albanais et de musulmans…Un univers composite et bigarré sans guère de liens l’unifiant. Seule l’autorité du maréchal Tito, zélateur d’un communisme autogestionnaire, obligeait ces peuples à cohabiter.
Quand les fourches caudines du socialisme totalitaire se desserrèrent et que le mur de Berlin tomba, l’édifice se craquela, se fissura, pour enfin se rebalkaniser. Samuel Huntington avait quand même raison de prévoir, dans son livre « Clash of civilization » que les empire sallaient se désunir suivant des lignes de fractures culturelles. La Yougoslavie vécut encore longtemps tout de même. Même si la Mauritanie est elle aussi composite et multiculturelle, elle est – Dieu merci ! – bien loin d’un tel scenario. Nous avons, pour notre part, quatre ethnies, quatre langues et deux alphabets. Mais aussi deux ciments très forts : l’Islam où tout un chacun rivalise de ferveur ; et nos liens de consanguinité historique. Récemment un peulh énumérait une longue liste de métissages entre les deux plus grandes communautés ; à savoir les Maures et les Hal Pulaaren. Quant aux relations intercommunautaires, les grandes confréries y jouent un rôle de cohésion indéniable entre toutes les composantes.
La guerre de Troie n’aura pas lieu
Malgré cela, on continue à prévoir la désunion et la guerre civile. Tous les scenarii ont été imaginés. Comme tout autre État colonial, « mal parti » disait René Dumont, nous risquons des fissures et des conflictualités fort peu souhaitables. Mais force est de constater que certains bords exagèrent, par calcul politique, pour profiter des allocations distribuées par le Gouvernement dans son élan de « la politique du ventre ». Trop politisés, les Mauritaniens poussent le bouchon très loin. Trop pragmatiques, ils se prennent au jeu de l’intérêt, oubliant qu’il ne faut jamais jeter le bébé avec l’eau du bain.
Avant les années dites de braise, le seul incident notoire à relents d’affrontement communautaire eut lieu en 1966. Les élèves négromauritaniens se révoltaient contre une arabisation qu’ils jugeaient outrancière. Mais une bataille rangée entre les communautés n’était pas envisageable. Les extrémistes parmi les arabes et les négromauritaniens parlaient de « l’imminence » de ce choc, sans en être réellement convaincus. Une technique parmi d’autres pour obtenir des dividendes du « Gâteau national » ? Les revendications sociales les plus vives étaient essentiellement animées par les Harratines. Fatalement disgraciés par les hommes et la nature, ces arabes noirs font partie intégrante de la communauté beïdane, mais une certaine conscience– conscience certaine ? –des jeunes fonctionnaires formés à l’école de la République s’est attelée à les « isoler ».
Les liens très étroits et plusieurs fois séculaires empêcheraient une confrontation endocommunautaire. Les émules de Spartakus et de Toussaint Louverture n’ont jamais et ne franchiront jamais le Rubicon mauritanien, en attisant la haine et l’excentrisme au point d’enflammer le torchon de la guerre. Jusque là, les affranchis ont invariablement suivi un même processus : l’un d’entre eux se révolte et revendique avec véhémence les droits à l’égalité et exacerbe les rapports. Mais s’apercevant que la ficelle est trop grosse, il décolère et commence à concéder, sachant que Beïdanes et Harratines forment une même communauté, à ceci près que les uns étaient les féodaux et les autres les esclaves. Il s’agissait tout simplement de renvoyer l’ascenseur social.
L’arabo-espérance
En somme, le tiraillement de partis politiques affiliés à des obédiences nées hors du pays... Atteints de tropisme souvent marqué, ils développent tout de même un amour indéniable pour la Nation. Jamais ils ne travailleront à la désunion basée sur la race ou la culture. Et le nationalisme arabe persiste, malgré ses grosses déceptions enregistrées dans son cursus. L’espoir du nassérisme s’est amenuisé avec la disparition du colonel Nasser. L’Oumma s’est alors sentie pousser des ailes, espérant le retour au bon vieux temps de la gloire arabe, voire du monde arabo-musulman.
Fertilisée par les non-arabes, celle-là avait effectivement connu des jours fastueux. Mais le 12èmesiècle vint avec sa vague d’obscurantisme et les espoirs se rétrécirent en peau de chagrin. L’équipée relativement victorieuse d’un arabe chrétien du nom de Michel Aflak fit fatalement long feu. Et après avoir prôné la « Renaissance », « les vivificateurs » de la Nation arabe durent se rendre à l’évidence. Raccommoder le manteau râpé par les siècles de l’empire Ottoman semblait relever d’une gageure. Les essais d’union de l’Égypte et du Soudan et la communion, tout aussi éphémère, de l’Irak et de la Syrie, tournèrent rapidement au piment vert.
Ce fut plutôt la beauté physique et le charisme spectaculaire du colonel Nasser qui suscita les espérances. Le baathisme s’était montré très sanguinaire. Mais il n’est jamais trop tard. Qui imaginait que l’empire Soviétique puisse se désintégrer sans crier gare ? Qui savait que l’Europe se réunirait à vingt-huit ? De toute façon, les nationalistes coriaces ne rendent pas le tablier. Pour être politiquement corrects, respectons leur choix.
Parfait ou imparfait équilibre ?
Moins introvertis et moins ethnocentristes, les progressistes continuaient à proposer un projet de société égalitaire dépêtré de chauvinisme. À la recherche d’un certain équilibre, ils refusaient l’équilibre incertain. Plutôt nationalistes mauritaniens, ils seraient à l’origine des nationalisations et de la révision des relations de coopération dont les termes étaient manifestement détériorés. Bien que très proches des masses, ils demeurent minoritaires aujourd’hui et se présentent sous forme d’un parti de cadres accrédités de la portion congrue lors des échéances électorales.
Avec l’avènement malencontreux, en 1978, des militaires et du pouvoir prétorien autoritaire, l’un ou l’autre de ces mouvements politiques s’est fait le conseiller attitré des « hommes forts ». La lutte pour la proximité du pouvoir central a souvent tourné au duel mortel. Des cas de tortures des uns sur les autres furent enregistrés dans les annales du mauvais jeu politique. Fondée par les militaires dans les années 80,« le parti unique » fut un tout-venant où fusionnèrent toutes les tendances politiques. Presque tous les activistes des différentes obédiences vinrent prendre la carte du Parti-Etat. Malgré ses efforts que tant de logiques primordiales minaient profondément, l’opposition dite « radicale »ne put exiger le changement, toujours rejeté aux calendes grecques.
Le lait sur le feu
Optimiste dans l’âme, je ne crois pas que « la guerre de Troie aura lieu ». La Mauritanie des incertitudes est, à mon sens, loin du syndrome des Grands Lacs et de la Corne d’Afrique. Mais l’édifice social est quand même flétri par les « irrégularités » et une Administration à repenser, voire à refonder, sur de nouvelles bases plus instituées, indemnes de l’état de nature et se démarquant des logiques primordiales du tribalisme et de l’ethnisme. En fait, ce sont surtout le népotisme et le clientélisme permettant d’accorder allocations et emplois aux amis et aux groupes sociaux qui risquent de miner la communion et la cohésion sociale. Apparemment anodine, la méthode de distribution,« entre potes », des postes des ressources est une pathologie maligne. Dans le feu de l’action, les parvenus ont mis en place un circuit fermé, entretenant leur hégémonie politique et sociale. Accédant, à la faveur des méandres de l’appareil de l’État, aux ressources financières, ils convertissent l’argent mal acquis en ressources politiques, achetant, de façon à peine voilée, les voix et les voies. Les résultats électoraux glanés dans les faubourgs et les adebayes sont revendus au marché du parti au pouvoir. Et vice versa.
Éviter les inégalités, les disparités, les iniquités et les irrégularités est le gage d’une unité durable. Au demeurant, et comme je l’avais dit, dans mon article intitulé « Le coup d’État permanent » le pays ne pourra se construire avec la mauvaise graine des ressources humaines. Confier le denier de l’État à des novices et à des néophytes serait plus pernicieux que le détournement des fonds et de la corruption sordide. Pour l’instant, ces deux boas engloutissent l’État dans l’impunité. Récemment dressé par le Président Al Ghazwani, le diagnostic dés abusé d’une administration gangrénée donne un ultime espoir… s’il est suivi par des mesures concrètes et profondes !