En Mauritanie, le secteur de la pêche pris dans les mailles du coronavirus

Une brise fraîche balaie les quais déserts. Dans le port de Nouadhibou, où sont alignées des milliers de pirogues entassées les unes contre les autres, la nuit tombe vite. « A cette heure, la plupartdes embarcations devraient encore être en mer, explique un mareyeur en rangeant des caisses de poulpes. C’est la pire saison de pêche que j’ai connue. »

Un bateau accoste. Sa cargaison est débarquée sur des charrettes tirées par des ânes fatigués. Dans les cagettes, il y a bien quelques dizaines de bars et de sars, mais le compte n’y est pas. La nuit dernière, Youssoupha Sow est parti en mer vers 3 heures. Les yeux rouges du jeune pêcheur trahissent sa fatigue. Son désappointement aussi. « Avec la faible quantité de poissons qu’on ramène et l’essence qu’il faut payer, on va encore perdre de l’argent… », déplore-t-il.

L’upwelling, un phénomène océanographique qui fait de ces côtes du nord de la Mauritanie une des zones les plus poissonneuses du monde, n’empêche pas les pêcheurs de traîner leur spleen sur les quais de Nouadhibou, la capitale économique. Depuis mars, le Covid-19 a affecté les pêches artisanale et industrielle qui font vivre les 70 000 habitants de la ville. « En ce moment, il y a dix fois moins de pirogues qui sortent en mer que d’ordinaire, assure Mohamed El Mokhtar, pêcheur depuis une vingtaine d’années. J’ai pensé arrêter mais je dois faire vivre ma famille. »

 

Il est trop tôt pour dire combien de piroguiers, pêcheurs, marins, mareyeurs ou intermédiaires ont déjà tourné le dos à la mer, mais à l’heure où les femmes de pêcheurs étalent les poissons du jour sur des nattes colorées et où les porteurs se faufilent dans une joyeuse cohue, les quais de Nouadhibou sont quasi silencieux.

Le « corona », comme tout le monde l’appelle ici, a touché 7 600 personnes en Mauritanie et fait 163 morts. Ce bilan s’explique notamment par le couvre-feu à 18 heures et l’interdiction de déplacement entre les régions, des mesures prises dès le début de l’épidémie. Mais l’impact sur l’économie mauritanienne est colossal et notamment sur la pêche, qui représente 40 % des exportations.

« Tout s’est arrêté du jour au lendemain »

C’est quasiment un cas d’école sur les effets de la mondialisation : la chute brutale du niveau de vie des familles du désert mauritanien s’explique par… la baisse du tourisme en Espagne.

Pêché à l’hameçon ou au piège, le poulpe, dont la production annuelle se situe autour des 32 000 tonnes, est le produit phare de la pêche mauritanienne. Une partie de sa production est expédiée vers le Japon mais surtout vers l’Espagne, où le tourisme s’est effondré de 76 % au premier semestre 2020, entraînant la fermeture de milliers d’hôtels, de bars et de « pulperias », ces restaurants de Galice où les tentacules se savourent « à la gallega », avec une pincée de paprika et un filet d’huile d’olive.

« Mi-mars, tout s’est arrêté du jour au lendemain », se souvient Jamila Belkhadir, directrice de la Coopérative des produits artisanaux de l’Atlantique (CPAA), une usine spécialisée dans le traitement et la congélation du poulpe : « Un acheteur espagnol a renvoyé les poissons parce qu’il savait qu’il ne pourrait pas écouler la marchandise et la payer. Ce fut un choc terrible ! »

Cette baisse de la demande a entraîné un effondrement des prix. Avant le 15 mars, la tonne de poulpes se négociait autour de 6 200 euros. A partir d’avril, elle a plongé à 3 700 euros. « J’ai d’abord baissé ma production pour ne pas que le produit soit stocké en trop grandes quantités et que sa qualité se déprécie, explique Jamila Belkhadir. Le 30 avril, j’ai pris la décision de fermer l’usine et ne l’ai rouverte qu’en août, timidement, en imposant des quotas à mes pêcheurs – ce que je n’avais jamais fait en trente-deux ans – et en me tournant principalement vers le marché japonais. Mais je n’ai aucune visibilité pour la suite. »

 

Au printemps, les bateaux sont d’abord restés à quai à cause de l’effondrement des cours. Puis la fermeture des frontières est venue ajouter ses conséquences. « Les pièces détachées de nos bateaux, qui devaient venir d’Europe et des Etats-Unis, n’ont pas pu arriver car il n’y avait plus d’avions », explique Aziz Boughourbal, directeur général de SEPH, une société spécialisée dans la production de poissons pélagiques (sardines, maquereaux…) : « Comme la Chine n’exportait plus, les conteneurs, vides, ne revenaient plus vers l’Afrique et la farine de poissons fabriquée dans nos usines est restée stockée ici. » Au milieu de ce marasme, le prix du frêt a ensuite augmenté au fil de la raréfaction du transport maritime.

Un plan de relance de 520 millions d’euros

Yacoub El Namy a le cœur lourd. Lorsqu’il regarde par la fenêtre de la salle de réunion de sa société, Star Fish, leader mauritanien dans la commercialisation des produits de la mer, il aperçoit ses trois bateaux côtiers de 23 mètres immobilisés depuis mars dans le port artisanal.

« Les capitaines et les mécaniciens de ces navires étaient coincés en Espagne et au Portugal, les pêcheurs au Sénégal, et de toute façon on n’avait plus de clients », expose-t-il en secouant la tête, comme pour nier cette réalité : « Dans les huit premiers mois de 2020, nous n’avons réalisé que 20 % du chiffre d’affaires de l’année précédente. Mais les salaires ont été versés car les banques mauritaniennes ont continué de nous soutenir. »

Début septembre, le président Mohamed Ould Ghazouani a annoncé un plan de relance de 520 millions d’euros, dont 18 % doivent aller vers le secteur halieutique. « La pêche souffre mais il faut attendre la fin de l’année pour pouvoir quantifier les pertes, indique au Monde Afrique Abdel Aziz Ould Dahi, ministre de la pêche. Il y a des conséquences économiques mais également sociales, puisque des entreprises ont mis leurs employés au chômage technique, ce qui a forcément eu un impact sur le niveau de vie des pêcheurs artisanaux. Mais l’Etat a fait des efforts en prenant en charge des factures d’eau et d’électricité chez les plus défavorisés. »

 

Après l’effondrement du prix du poulpe, de nombreux pêcheurs se sont endettés auprès des boutiquiers de Nouadhibou pour acheter des biens de première nécessité. Du sucre, du riz ou du thé. Au fil des mois, les ardoises se sont creusées dans les échoppes du centre-ville, jusqu’à mettre en difficulté leurs gérants ou propriétaires, ces hommes qui envoient régulièrement de l’argent dans leurs propres familles de Zouerate, Choum et Tergit, des villes ou des oasis du désert mauritanien.

« En ce moment tout le monde est triste, mais par pudeur on ne dit rien, confie Souleymane, un pêcheur de 52 ans. Certains cherchent à vendre leurs filets et leurs pirogues, mais c’est très dur car on a un lien fort avec la mer. La pêche est en nous et on ne l’abandonne pas comme ça. » Il n’empêche que début octobre, alors que commençait le repos biologique de la pêche aux céphalopodes, qui dure deux mois, des centaines de pêcheurs se sont rués vers Chami, à 200 km de Nouadhibou. Là, en plein désert, ils sont partis dans une quête encore plus incertaine que celle du poisson. Loin de l’océan, ils sont devenus chercheurs d’or.

جمعة, 23/10/2020 - 19:38