À peine deux jours après un voyage Londres-Nouakchott agrémenté d’une nuit «inoubliable» passée sur les bancs de l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle, en compagnie d’enfants mineurs, par temps de grande frayeur planétaire de la Covid-19, un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères mauritanien, m’appela par téléphone, pour me signifier que le président de la Commission d'enquête parlementaire sur la « décennie » souhaitait entrer en contact avec moi, au sujet d’une audition devant ladite commission ; il me dicta le numéro de téléphone de mon futur interlocuteur. Tout en essayant de contrôler au mieux mes mots et mes intonations, je répondis en m’engageant à exécuter son instruction immédiatement, ce que je fis d’ailleurs, poussé par une curiosité que les années et les vicissitudes de la vie n’ont émoussée que marginalement.
À l'autre bout du téléphone, je reconnus sans grande peine la voix de celui dont j’ai eu à défendre la candidature au siège dle député du département de Monguel (Gorgol), à la tête d’une délégation de l’Union pour la République (UPR), quelques années plus tôt, en compagnie d’un excellent connaisseur des méandres de la politique mauritanienne, Monsieur Hassena Ould Ahmed Labeid. Tout en parlant à mon interlocuteur, je ne pus m’empêcher de me remémorer une autre nuit «inoubliable» à bien des égards, elle aussi, au cours de laquelle je ne pus contenir mon indignation, en pleine réunion de campagne, face à ce que je considérais comme un mur quasi-infranchissable de divergences locales, artificiellement dressé sur le chemin du succès de notre mission politique. Un interlocuteur que je rencontrerais d’ailleurs plus tard et à plusieurs reprises, dans le cadre de l’exercice des nombreuses hautes charges politico-administratives que j’ai eu à occuper, sur proposition de l’ex-président, Monsieur Mohamed Ould Abdel Aziz.
Aux premiers échanges, je compris que les temps ont bien changé et qu’un ancien haut fonctionnaire à la présidence de la République, sans être sollicité par la Commission parlementaire, avait demandé à témoigner devant celle-ci, au sujet d’actes illicites auxquels je fus prétendument mêlé durant le temps où j’occupais le poste de directeur de cabinet du président de la République, de 2010 à 2013. Il m’expliqua que, selon ce haut fonctionnaire, j’étais au courant d’un dossier « un peu grave » au sujet duquel j’aurais donné des instructions au haut fonctionnaire en question. Pour éprouver mes nerfs, mon interlocuteur ne me fixa pas immédiatement sur la nature du dossier concerné. Je ne pus m’empêcher de l’interrompre puérilement pour lui demander de quel dossier il s’agissait.
Profitant de l’impossibilité de l’interrompre à nouveau sous peine de paraître rustre, il me raconta qu’il s’agissait d’une tentative de vente de l’île Tidra à l’ex-émir du Qatar. Ma tension artérielle a dû monter en flèche, car vers la fin, je ne percevais plus distinctement ce qu’il disait. L’ai-je interrompu à nouveau? Probablement… Toujours était-il que je laissai libre cours à une consternation non feinte, en répétant à plusieurs fois que je n’avais jamais entendu parler d’un tel dossier, de la part de l’ancien haut fonctionnaire à la présidence de la république et encore moins de l’ex-président de la République. Des bribes de phrases me parvenaient bien, mais sans pouvoir objectivement leur accorder la moindre attention, car toute une vie faite de labeur, de sacrifices et d’abstinence auto-imposée, était en train de s’écrouler sous mes yeux, sans avoir comme autre moyen d’empêcher une telle déconfiture qu’une litanie de dénégations inutiles. Soudain, j’eus l’idée d’oser une perspective «intellectuelle», en essayant d’expliquer doctement à mon interlocuteur qu’il était impossible qu’un sujet en rapport avec l’île mythique de Tidra, « berceau du mouvement des Almoravides qui a contribué significativement à l’éclosion de l’identité spirituelle et culturelle de notre pays et à son rayonnement régional ultérieur, une île au beau milieu d’un fragile écosystème (le banc d’Arguin) exceptionnellement vital pour la survie économique de notre pays, une île symbole de la résilience des Imragen, ces vaillants pêcheurs de tous les temps, ait pu m’échapper. À bout de patience, mon interlocuteur me dit « Chouf !» (Voyons !), «vous aurez l’occasion de vous expliquer sur le sujet, devant la commission, demain » et mit fin à la communication, prétextant devoir accompagner le président de son parti à une émission télévisée et lâcha : « nous devons nous rencontrer avant l’audience… ».
Dire que je me suis senti désemparé relèverait du doux euphémisme, toute la nuit des images se sont télescopés dans ma tête, des souvenirs plus ou moins précis resurgissaient, car je voulais trouver le moindre début d’explication à l’initiative de l’ancien haut responsable à la présidence de la république - que je tenais, de surcroît, en haute estime - à inventer de toutes pièces un scénario aussi diabolique et me le coller au dos, alors que je pensais naïvement qu’il était l’un des rares cadres du pays qui comprenait mon caractère « non standard », du point de vue de la mentalité ambiante au sein de la sphère publique de notre pays...
En cogitant de la sorte, je finis par me rappeler de la tendresse paternelle avec laquelle l’ancien garde des sceaux me parlait de son fils qui fut en poste à notre ambassade de Washington, je m’efforçais naturellement de le conforter dans l’idée positive qu’il se faisait de son enfant. Je me suis rappelé que ce jeune diplomate fut, suite à des événements que je préfère taire ici, muté à Banjul et que l’avocat a probablement pensé que j’étais à l’initiative lors du déplacement de son fils de la capitale du pays le plus puissant au monde vers la capitale gambienne ; sans entrer dans les détails, je voudrais affirmer ici qu’il n’en était rien, bien au contraire... ... Au cours de cette nuit blanche, j’ai imaginé d’autres scénarii possibles expliquant cette monstrueuse affabulation à mon endroit ; des explications plus sombres les unes que les autres, se disputaient ma concentration mentale, mais l’hypothèse la plus plausible à mes yeux était toujours l’amertume d’un père contraint de constater, impuissant, la remise en cause des plans de carrière de son enfant.
Au lendemain de cette nuit terrible et suite à un nouveau rapide coup de fil du président de la Commission, j’appris que mon audition serait finalement programmée le jour suivant, à midi. Le président m’apprit que je devrais répondre d’une autre accusation se rapportant à ce qu’il a appelé «la maîtrise d’ouvrages», du temps où j’occupais le poste de ministre de l'Équipement et des transports, entre 2013 et 2014. J’ai bien essayé d’obtenir auprès du président de la Commission des éléments d’information concernant le (ou les) dossier(s) dont il était question, en lui expliquant que je venais de rentrer d’un séjour à l’étranger et que je ne gardais jamais de copies des documents officiels en quittant mes fonctions, car je considérais qu’il se serait agi d’un acte illégal. J’ai aussi sollicité son avis au sujet de la possibilité d’entrer en contact avec les services du département concerné pour obtenir des copies des documents suspects. Il me répondit qu’il demanderait à son vice-président de me contacter à ce sujet.
En dépit d’une surveillance vigilante des appels téléphoniques, aucune communication du «vice-président» ne m’est parvenue et je devais me résoudre à l’idée d’apprendre, séance tenante, les accusations de malversations. Je pris bien l’ultime initiative de rappeler le président de la Commission au téléphone, au risque de paraître « casse-pieds », pour lui signifier que j’étais toujours en attente du coup de fil de son «vice-président» ; ce fut peine perdue, car cette fois le président me rappela l’histoire de l’île Tidra censée être vendue à l’émir du lointain Qatar, mais prétexta d’une réunion de sa Commission pour me faire comprendre qu’il me téléphonerait ultérieurement au sujet des documents a priori disponibles au niveau des locaux du Ministère de l’équipement et des transports mauritanien, à moins d’un kilomètre du siège de l’Assemblée nationale où il se trouvait théoriquement. Cet engagement ne fut pas respecté et je compris que je devais attendre la séance d’interrogation pour connaître le (ou les) dossier(s) en cause. Paradoxalement, cet épisode me soulagea, car je commençais à recouvrer mon instinct de vieux militant des droits de l'homme et de militant politique ; je commençais à me répéter mentalement : « bon sang, ça sent le soufre politique!».
J’ai, par la suite, sollicité ma mémoire avec insistance pour tenter de me rappeler des conventions ou projets que j’avais pu signer au nom du gouvernement de la République islamique de Mauritanie, au cours de l’année passée à la tête du département de l’Equipement et des transports. Je me suis bien rappelé de cet « avenant » que j’ai difficilement défendu au Conseil des ministres ; il concernait la société Egis qui menaçait, à l’époque, de se retirer du contrôle technique des travaux du nouvel aéroport (Oumtounsy), suite aux retards accusés par les travaux sur le terrain. J’estimais qu’un tel retrait aurait dégradé les standards techniques des installations de ce projet-phare. J’ai bien bataillé pour réviser à la baisse le montant excessif exigé par cette société pour accompagner la phase ultime de ce projet, de loin la plus sensible car elle incluait, entre autres, l’installation de la tour de contrôle, l’homologation technique des pistes d’atterrissage, et la pause et la vérification des instruments de navigation. J’ai bien envisagé de lancer un second appel d’offre pour recruter un nouvel opérateur technique, mais les délais inacceptables et les coûts exorbitants s’y opposaient catégoriquement.
Toute la nuit durant, j’essayais donc d’échafauder un argumentaire pour justifier ce fameux «avenant» devant la Commission parlementaire, car je pensais -dur comme fer- qu’il ne pouvait s’agir que de lui.
Le lendemain, alors que l’horloge digitale de mon téléphone portable indiquait « 11: 30 », je décidai de prendre le chemin du siège de l’Assemblée nationale que j’atteignis en une vingtaine de minutes. En y accédant, je rencontrai cet aimable député de la Vallée que je reconnus aussitôt. Prévenant, il téléphona au président de la Commission pour lui signifier la présence du « ministre », ce dernier lui répondit que j’étais attendu à midi. Je compris alors que ce «fidèle » téléphone qui m’a accompagné tant de fois au cours de mes pérégrinations durant les dernières années et qui s’ajustait automatiquement à tous les fuseaux horaires, était, lui aussi, en train de me lâcher au pire moment. Confus, je remerciai l’honorable député, en lui expliquant à demi-mots que le téléphone était resté à l’heure de Londres (GMT+1) ; il en sourit… Une fois sorti du siège de l’Assemblée nationale, je décidai de ressortir l’appareil «coupable » et de vérifier la rubrique « Settings » (réglages), pour me rendre compte que de «petites mains» avaient dû, en jouant, cliquer malencontreusement sur le choix « Off » pour la rubrique « Location Services » et que le vieux téléphone était innocent...
La seconde arrivée au siège de l’Assemblée nationale fut la bonne, car un employé de l’auguste institution m’attendait à l’entrée de l’immeuble et me conduisit solennellement dans ce qui semblait être une cafétéria, sans le moindre client à l’intérieur. Cet employé ressortit aussitôt, un autre vint s’asseoir en face de moi, à distance réglementaire par temps de Covid-19 ; il me regardait fixement, l’air de vouloir engager une discussion avec moi. Déconcerté par mon attitude rigide, il se tourna du côté du comptoir et ne me regarda que lorsque son collègue revint pour m’inviter à le suivre, à nouveau, vers une autre grande salle qui m’était plus familière. Une vingtaine de minutes plus tard, un jeune homme me rejoignit et entama des salutations empreintes de cordialité ; debout, je lui répondis en essayant d’être aussi prévenant à son égard qu’il l’était au mien. À un moment donné, il m’invita courtoisement à le suivre vers la salle où m’attendaient les membres de la Commission, assis en « U » ; je reconnus, sans peine, tous les autres membres et pris un peu de temps pour les saluer individuellement, sans trop m’approcher d’eux, Covid-19 obligeait. Je finis aussi par reconnaître l’honorable jeune député qui avait eu l’amabilité de m’appeler, et ce à la faveur d’un trait d’humour initié par l’un des membres de la Commission, au sujet du régionalisme comparé des habitants de la région du Hodh Charghi et ceux du Trarza... En raison de mes racines familiales à cheval sur ces deux grandes régions du pays, je ne fus d’aucun secours dans les échanges occasionnés par cette tentative de détendre l’atmosphère quelque peu lourde dans la salle, à l’exception de l’expression « vous voulez sans doute dire «construire», Monsieur le député!», lorsque ce dernier prononça le mot «détruire». Le président m’invita à prendre place sur un siège, séparé des membres de la Commission par une table circulaire équipée de microphones amovibles, ce que je fis à mon rythme. Il s’adressa à une personne juchée sur une sorte de perchoir à droite de la salle, pour lui demander en Hassania « Jahiz? » (prêt?). Le technicien audiovisuel dont je ne pus voir au départ que les jambes répondit : « Eheih! » (oui!) et se dirigea immédiatement vers la porte de sortie et la referma derrière lui. Il y avait huit députés dont une seule femme ; je calculai mentalement, 1/8=12,5% et conclus : insuffisant...
Le président de la Commission déclara la séance ouverte et m’invita à me présenter.
- Isselkou Ahmed Izid Bih, né le 10 décembre 1961 à Amourj.
Il m’informa que lors d’une audition antérieure devant cette même Commission, un ancien conseiller juridique à la présidence soutint que je lui avais confié, en ma qualité de directeur de cabinet du président de la République, un dossier se rapportant à l’octroi de l’île Tidra à l’ex-émir du Qatar. Il m’invita à m’expliquer à sujet. Ne voulant à aucun prix répéter en boucle des dénégations puériles, je décidai de faire une assez longue digression au sujet des différents services de la présidence de la République, car à entendre l’intervention du président de la Commission, il me revenait, de par ma fonction, d’organiser tout l’agenda du président. Ainsi je citai le secrétariat général de la présidence, le cabinet civil et le cabinet militaire, tout en précisant que les chargés de mission et les conseillers pouvaient être considérés comme des collaborateurs directs du président, même si théoriquement les premiers dépendaient du secrétariat général et les seconds du cabinet civil. J’ai aussi cité les hauts responsables des institutions publiques et privées du pays. J’ai expliqué que, d’un point de vue statistique, l’essentiel des communications du président était du ressort du directeur adjoint du cabinet civil et que les audiences, relativement rares, qui avaient un caractère diplomatique ou protocolaire dépendaient du directeur du cabinet civil, via la direction générale du protocole d’État. Je continuai en disant que la proportion des activités couvertes par les médias officiels était minime et les personnalités invitées à y prendre part étaient désignées en concertation avec le président, à l’exception naturellement des réunions statutaires des institutions publiques dont les formats étaient fixés par des textes réglementaires. Je compris très vite que mon cours rudimentaire de droit administratif n’enchantait guère mes interlocuteurs, mais je voulais à tout prix « prendre le contrôle de la salle », en vieil enseignant aguerri par des années d’auditoires divers et variés. À en juger par l’entrain que manifestaient certains députés présents à manipuler leur smartphone, je compris que je devais changer de registre pour espérer capter leur attention. Je décidai ainsi d’effectuer un virage sur les chapeaux de roue : « s’agissant de la question de l’île de Tidra… », à ces premiers mots, tous les regards se braquèrent à nouveau sur moi. Dans le dessein de convaincre mes interlocuteurs de n’avoir jamais été mêlé- de près ou de loin- à cette affaire, je pris soin d’énumérer, de manière quasi exhaustive, tous les cas de figure possibles au cours desquels je pouvais avoir pris connaissance de la session présumée de cette île au dignitaire qatari. Je commençai naturellement par écarter la preuve la plus irréfutable, les documents pour affirmer n’en avoir jamais vu un seul, ni en entendu parler au sujet de ladite affaire. J’ajoutai n’avoir jamais assisté à une quelconque réunion formelle, au cours de laquelle le simple nom de cette île fut évoqué. Pour étayer ce dernier point, je répétai que la seule évocation du vocable Tidra ne m’aurait pas laissé indifférent, car elle fut le berceau de la dynastie des Almoravides (1037), une dynastie qui a contribué significativement à l’éclosion de l’identité mauritanienne et joué un rôle-clé dans le maintien de l’Andalousie arabo-musulmane, pour quatre siècles supplémentaires. J’ai aussi complété cette digression antérieure, en évoquant l’écosystème exceptionnellement riche et fragile du banc d’Arguin, classé patrimoine mondial par l’Unesco, qui abrite cette île mythique et ces pêcheurs symboles de la résilience et de l’héroïsme, les Imraguen. Je crois même avoir abordé, en plus, l’étymologie de ce mot, qui signifie « cimetière » en dialecte local (Hassaniya) et constitue donc une invite tacite à la spiritualité méditative et au détachement des choses d’ici-bas. Je ne suis pas certain d’avoir impressionné mon auditoire, car la majorité des membres de la commission s’ingéniait à pianoter frénétiquement sur leur clavier de téléphone portable, au point de me pousser à me demander : que pouvaient-ils bien écrire ? Transcrivaient-ils mes propos pour en transmettre des bribes à je ne savais quelle tierce partie ? Sans fausse modestie aucune, je ne le pensais vraiment pas, car lesdits propos n’avaient pas, à mes yeux, une si grande importance. Je me disais, sans en avoir la preuve formelle, qu’ils avaient entendu tant de personnes sur les mêmes thématiques, que c’était là leur manière d’endurer des discours fort semblables qui ne les passionnaient désormais plus.
Je finis par revenir à l’objet de la question, en soutenant n’avoir jamais parlé à une quelconque personne particulière à ce propos, à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, l’ancien conseiller juridique à la présidence de la République inclus. Je continuai sur cette lancée, en précisant que si j’avais eu connaissance de ce dossier, j’aurais pu en avoir parlé avec les interlocuteurs concernés, du temps où j’étais directeur de cabinet du président de la République, mais surtout durant la période où j’étais ministre des Affaires étrangères et de la coopération, car j’ai eu largement le temps d’évoquer ce sujet avec mon collègue qatari au Caire, à New York ou ailleurs, avant le fameux communiqué succinct du ministère des Affaires étrangères et de la coopération suivant (juin 2017) :
« Le gouvernement de la République islamique de Mauritanie a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec l’État du Qatar lui reprochant de soutenir les organisations terroristes et de promouvoir les idées extrémistes ».
À ce niveau, intervint l’un des membres de la Commission pour signaler que, lors de son témoignage enregistré, le conseiller juridique avait cité un autre ancien haut fonctionnaire de l’État et n’a jamais cité mon nom ; en réalité, je n’en revenais pas. Comment une Commission parlementaire constituée des partis représentés à l’Assemblée nationale, ceux de l’opposition compris, pouvait-elle se tromper sur l’identité d’un fonctionnaire de l’État et le désigner ainsi à la vindicte médiatique et souiller sa probité et sa dignité, sans preuves solides? Très rapidement, le président de la Commission brandit son téléphone portable et montra sur son écran un message dont je ne pouvais lire le contenu à la distance où je me trouvais. Il expliqua qu’il s’agissait d’un texto qu’il avait reçu de l’ancien conseiller juridique pour lui signifier qu’il s’était trompé sur l’identité de la personne qui occupait le poste de directeur de cabinet du président de la République au moment des faits incriminés, et qu’il s’agissait de moi. Ma surprise décupla, car je ne comprenais pas que ce monsieur pouvait se tromper sur l’identité de quelqu’un qui lui avait confié un dossier aussi sensible, l’avait suivi avec lui, avant de le bloquer sans lui en expliquer la raison. J’eus alors nettement l’impression d’être en face d’une manigance mal ficelée et demandai au président : « comment avez-vous décidé de me « mouiller » dans cette affaire sur la base d’une dénonciation aussi incongrue ?». Je posai cette question : « si je décide de dénoncer devant vous une personnalité, sans en apporter la preuve irréfutable, décideriez-vous de l’auditionner sur la seule base d’une telle dénonciation?». Le président de la Commission regarda du côté de son voisin de gauche, un député des « Frères musulmans », ce dernier prit immédiatement la parole pour me répondre. Il soutint que sa Commission ne m’aurait jamais convoqué si elle ne disposait de preuves solides pour le faire et brandit un document d’une seule feuille qu’il présenta comme une lettre envoyée par l’ex-ambassadeur du Qatar à Nouakchott à son ministre des affaires étrangères à Doha. D’après lui, ce document parlait de l’octroi imminent, par la Mauritanie, d’une « magnifique île » à l’ex-émir du Qatar et que le dossier était au niveau du « cabinet » (Diwan), sans plus de précision. Il continua en remarquant qu’en ma qualité de directeur de cabinet du président de la République, je devais assister à toutes les audiences du président de la République et gérer tout le courrier du palais présidentiel.
Je pris la parole pour lui dire que je n’avais jamais pris connaissance de ce document échangé entre un ambassadeur étranger accrédité à Nouakchott et sa hiérarchie au Qatar et que j’étais dans l’impossibilité de juger de l’authenticité d’un tel document opportunément «fuité». Je répondis aussi que, contrairement à ce qu’il suggérait, le directeur de cabinet du président de la République n’assistait pas systématiquement aux audiences diplomatiques du président ; j’essayai de lui rappeler certains détails du rapide exposé sur ces audiences que j’avais présenté juste avant, en utilisant des pourcentages approximatifs. Après avoir réitéré la certitude selon laquelle je n’avais jamais entendu parler de cette question à quelque niveau que ce fût, j’essayai, à fleuret (très) moucheté, de lui faire comprendre qu’un document officiel du Qatar, brandi par un député des «Frères musulmans» connus pour leur proximité idéologique affiché avec le gouvernement qatari, pouvait difficilement servir de pièce à charge contre l’ex-président de la République, Monsieur Mohamed Ould Abdel Aziz, eu égard au contexte diplomatique tendu entre les deux pays.
Le président de la Commission reprit la parole pour me dire qu’il souhaitait m’interroger sur un dossier (moins important) concernant l’attribution de ce qu’il appela le marché de «la route Kiffa-Tintane» au consortium national ENER-ATTM, au détriment de la société privée (sans en citer le nom) qui avait remporté, selon lui, l’appel d’offre initial. Je répondis rapidement que je ne me rappelais pas d’une quelconque réfection totale ou partielle de la route Kiffa-Tintane, durant l’année que j’ai passée à la tête du département de l’équipement et des transports. Le voisin de gauche du président de la Commission prit la parole pour signaler qu’il s’agissait du tronçon Kiffa-Boumdeid. Je répondis que j’avais demandé au président de la Commission de m’indiquer le (ou les) dossier(s) objet(s) de l’audition et que je n’avais malheureusement obtenu aucune information en retour, que je revenais juste d’un séjour à l’étranger et que j’allais donc répondre de mémoire.
Je rappelai à mes interlocuteurs, que si cette mémoire était bonne, le dispositif légal et réglementaire qui régentait les marchés publics, comprenait l’Autorité de régulation des marchés publics, la Commission nationale de contrôle et la Commission sectorielle, et que le ministère n’était concerné que par cette dernière. Je citai à la suite un projet de construction, probablement celui dont il était question, au cours de l’octroi duquel les deux représentants (deux ingénieurs) du département étaient venus me voir pour me signaler que la Commission sectorielle était en train d’adjuger un contrat sur des bases erronées ; je continuai en disant que je leur avais ordonné de bloquer toute la procédure en attendant d’y voir plus clair, et qu’ils m’avaient répliqué qu’ils n’en avaient pas la latitude du point de vue des textes règlementaires, la seule possibilité, selon eux, étant d’inscrire « leurs réserves » sur le procès-verbal de la Commission sectorielle. J’ai expliqué à mes interlocuteurs avoir donné instruction à ces deux jeunes ingénieurs de signifier, par écrit, leur désapprobation, que j’étais quasiment certain qu’ils l’avaient fait et qu’ils pouvaient se porter témoins en cas de nécessité. Par la suite, j’ai indiqué que la procédure prévoyait que le Premier ministre ramenât la liste de tels projets en Conseil des ministres pour un aval ultime et que je me rappelais parfaitement avoir longuement donné mon point de vue sur ce qui m’avait été signalé par les représentants du département, que suite à un débat autour de ce sujet, une décision collective fut prise et que j’étais –et je reste aujourd’hui- solidaire d’une telle décision. Je précisai que ce n’était pas tant l’octroi de ce marché à des sociétés nationales au détriment d’un opérateur privé qui me posait problème, car les pays du monde, y compris les plus économiquement libéraux, recouraient à de telles pratiques, mais plutôt le rôle, mineur à mes yeux, imparti au département de tutelle de par les lois et règlements en vigueur -à l’époque- en la matière. Je signalai à mes interlocuteurs que si ma mémoire était bonne, tout le dispositif légal et réglementaire concerné avait été révisé depuis et que les membres de la Commission pouvait utilement interroger l’un d’entr’eux (cité par son nom), présent dans la salle et que je respectais comme un bon connaisseur du secteur. Je signalai enfin que la signature formelle du ministre, au nom du gouvernement, représentait, en réalité, le point d’orgue de la longue procédure ci-dessus détaillée et l’une de ses attributions les plus importantes, qu’en user ne constituait pas en soi un abus d’une quelconque nature et que d’ailleurs, il ne fait que « cosigner » avec ses collègues concernés par le projet public en question. Après ces explications, aucune question supplémentaire ne me fut posée par mes interlocuteurs à propos de ce sujet.
Je profitai alors de la lassitude qui semblait s’emparer de l’auditoire, spécialement des trois députés qui m’avaient interrogé (deux UPR et un « Frère musulman »), pour exprimer à haute voix la déception que je ressentais, eu égard aux motivations qui avaient présidé à ma convocation publique devant la Commission. J’ai ainsi rappelé à mes interlocuteurs que j’avais milité dans les partis politiques et ce depuis leur création au début des années quatre-vingt-dix, initié certaines des premières listes d’opposition au Hodh Charghi, notamment à Adel Bagrou, Amourj, Bassiknou, et qu’avant cela, jeune étudiant, j’avais été engagé dans les organisations des droits de l’homme nationales et internationales. J’ai par la suite occupé d’importants postes publics dont la présidence de l’Université de Nouakchott où j’étais à la fois recteur mais aussi président du Conseil d’administration, puis directeur de Cabinet du président de la République, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, président du parti au pouvoir, ministre de l’équipement et des transports, président de la haute autorité de régulation des télécommunications, ministre des affaires étrangères et de la coopération, ambassadeur à Londres et proposé au poste d’ambassadeur à Rome. Durant ce long périple dans la haute administration publique, je n’ai jamais bénéficié ni fait bénéficier un membre de mon entourage familial, quelle qu’en fût la proximité, d’un seul « terrain » à Nouakchott ou ailleurs, alors que, comme directeur de cabinet de président, la distribution de ces « terrains » était de mon ressort. Je n’ai jamais bénéficié d’une licence de pêche ou d’un quelconque autre avantage, car je ne l’ai jamais demandé à l’ex-président ; mon éducation traditionnelle au sein des campements nomades à Ahmed-Yengé et Var-Elkettane, me l’interdisait. Je rappelai que je n’avais jamais « réformé » un seul véhicule à mon profit ou au profit d’un membre de mon entourage familial, fut-il lointain, alors que j’en avais la latitude, spécialement à partir des parcs de l’Université de Nouakchott, de la présidence de la République ou du ministère de l’équipement et des transports... D’ailleurs, je n’ai jamais possédé un véhicule « tout terrain », car je considère particulièrement indécent (« mitbejoui!») d’en posséder, spécialement dans un pays aux ressources limitées comme le nôtre, là où une petite voiture peut toujours faire l’affaire. Dans les bureaux où je passais, je n’ai jamais accepté d’apporter « une aiguille » de nouveaux mobiliers, ni peint les murs intérieurs, ni surélever les murailles extérieures, car de telles initiatives sont, en général, connues pour être les signes précurseurs de la gabegie et de la prévarication à grande échelle…. À ce propos et soit dit en passant ici, j’ai de tas d’anecdotes succulentes qui pourraient faire l’objet d’un écrit ultérieur… Je conclus en précisant que les seuls bénéfices intéressants à mes yeux, tirés de ce long parcours étaient le confort de la conscience par rapport aux deniers publics et une capacité à exprimer librement et objectivement mes opinions sur la gestion des affaires de l’État, deux acquis immatériels des plus fragiles. Je relevai que le premier aspect, de loin le plus important à mon âge, était désormais gravement remis en cause, suite à la citation de mon nom, par la Commission parlementaire, dans l’enquête en cours sur la décennie précédente.
Le président de la Commission tenta bien et à plusieurs reprises, de m’interrompre, mais je réussis tant bien que mal à véhiculer l’essentiel du discours ci-dessus. Il finit par me ramener au « sujet principal » à savoir la fameuse île Tidra, et me demanda si je pouvais confirmer à nouveau que je n’avais aucune information à donner à ce sujet, ce que je fis sans sourciller.
À la fin de l’audience, toujours sous le choc, je demandai à dire trois choses :
1. que je prenais à témoin les membres de la Commission au sujet de ma démission du poste d’ambassadeur à Rome, car je souhaitais consacrer tout mon temps, sur le court terme, à laver mon honneur des accusations gratuites portées à mon endroit par la Commission
2. que je leur demandais, individuellement et collectivement, de bien vouloir transférer mon dossier à la haute cour, car seuls des juges peuvent désormais laver la « souillure » portée à ma dignité ou confirmer éventuellement ma culpabilité
3. que je demandais à ceux d’entre eux qui le pouvaient de bien vouloir dire à « mon ami et frère » Brahim Ould Daddah, que « je n’étais pas à l’initiative du transfert de son fils de Washington à Banjul ».
À la simple prononciation du mot « démission » (« Istiqala »), un chaos s’installa dans la salle, certains membres de la Commission se pressant de me faire remarquer que « Hadha Mahou Laheg Dha Kamel!» (« ce n’est pas aussi important!», l’un des membres est allé plus loin, en parlant de son propre « cas ». J’eus envie de lui répondre : « ai-je jamais exprimé le souhait de vous ressembler, monsieur ? », mais je réussis à freiner « des quatre fers», juste à temps!... Au sujet du second point, le président de la Commission me fit remarquer que je n’avais pas à leur faire « de leçon » sur leur travail ; il faut dire à sa décharge que j’ai fait de longues digressions volontairement hors-sujet. Sur le dernier point, il remarqua que c’était en dehors du « travail de la Commission ».
Sur ce, le président déclara l’audience close, je demandai alors : « puis-je disposer, monsieur le président ? » ; il me fit un vague signe de la main, absorbé déjà à interroger son téléphone portable…
(Fin)