« Confrontées à une carence de produits, des taxes à la pelle, des contraintes liés à l’exportation, le poids écrasant des engagements auprès des banques, les usines industrielles de poissons à Nouakchott sont dans le tourbillon d’une course fatale vers le mur de la faillite. »
Votre organisation fait face à une crise aigüe. Vous avez tenu, il y a quelques jours, une réunion d’urgence au siège du Comité des Usiniers et Exportateurs de poissons. Quels sont les résultats de cette rencontre et les actions à entreprendre pour faire face à la tourmente ?
- Tout d’abord permettez-moi de vous remercier pour l’intérêt que vous portez à notre secteur et l’occasion que vous nous donnez de nous expliquer à ce sujet. En effet notre comité s’est réuni en urgence le 27 Septembre passé, sur fond de crise, afin d’évoquer la situation extrêmement difficile que nous traversons en ce moment. Celle-ci a notamment conduit à la fermeture définitive de plusieurs de nos unités de traitement et de congélation de poissons. La crise paralyse l’ensemble des usines restantes, ainsi que tous les exportateurs de la zone Sud.
La réunion s’est tenue en présence de l’ensemble des adhérents au comité des usiniers et exportateurs de Nouakchott. Au terme des échanges, nous nous sommes mis d’accord sur l’urgence d’alerter toutes les autorités concernées par rapport à la catastrophe économique et sociale en train de décimer le cœur et la substance matérielle du secteur des pêches de la zone Sud. Nous avons décidé de saisir par correspondance tous les départements ministériels concernés par la question, afin de solliciter leur aide pour sauver ce qui peut encore l’être et éviter ainsi le pire à une activité vitale pour tous les segments de la Nation.
- Pour être plus précis, quels sont les goulots qui étranglent les activités de pêche au niveau de la section Sud ?
- Notre corporation est plongée dans une tourmente indescriptible. Une course démente vers la catastrophe ! Tous les signaux affichent le rouge vif. Le secteur a beaucoup souffert au cours des dernières années, suites à des crises successives et un manque de mesures d’accompagnement sur tous les plans. C’est Allah le tout puissant qui décide de tout. Mais j’éprouve la crainte, fondée sur des éléments objectifs, que si des mesures urgentes ne sont pas prises au plus tôt, nous risquons d’avoir à vivre un arrêt total des activités de pêche dans la zone Sud avant même la fin de cette année.
- Quel est l’état des lieux des industries de poissons de Nouakchott?
- L’état de lieu dans la zone Sud est très simple à dresser car toutes les usines sont pratiquement à l’arrêt : faute d’approvisionnement et cumul de charges. Dans le même temps, les opérateurs et exportateurs ne trouvent de poissons pour la bonne et simple raison qu’il y a plus de matière première. Une situation dont sont naturellement victimes les producteurs. Il faut signaler au passage que ces derniers sont aussi engagés dans un bras de fer avec le ministère des pêches, au sujet du problème de paiement des licences. Ils ne vont plus à la pêche. Cette configuration explosive réunit tous les éléments d’une paralysie totale de nos activités.
- Les usines et les exportateurs sont au nombre de combien ? Quelle est leur contribution à l’équilibre économique et social des ménages à travers l’approvisionnement du marché local ?
- Le comité des usiniers et exportateurs de poissons de la zone Sud de Nouakchott est composé de quarante-cinq usines de traitement et de congélation, ainsi que trente-neuf sociétés d’exportation. Les usiniers et les exportateurs de la zone Sud sont la seule garantie d’un approvisionnement local, aussi bien pour Nouakchott que pour l’ensemble du territoire, car c’est uniquement à partir de la capitale que se fait le ravitaillement en poissons de toute la Mauritanie.
Nos activités ont généré des milliers d’emplois directs et indirects. Elles contribuent également au développement de diverses occupations liées au secteur. Cet environnement construit les conditions d’un pôle économique prospère et indispensable à la vie dans la zone de pêche Sud de la Mauritanie. Mais avec les problèmes que nous traversons aujourd’hui, cet écosystème est sous la menace d’un effondrement immédiat et irréversible. Nous faisons face à une profonde déprime économique et sociale qui menace toute la valeur ajoutée tirée de notre activité.
Les usines sont confrontées aujourd’hui à des problèmes sur tous les plans. Elles ne tournent plus qu’à 10% de leurs capacités et seulement pour celles qui arrivent encore à trouver des produits à traiter car la production est, comme dit tantôt, le problème N°1 auquel nous faisons face. Mais celle-ci n’est malheureusement pas le seul problème que nous rencontrons aujourd’hui. En effet, nos unités industrielles croulent sous le poids du renchérissement des prix de tous les intrants nécessaires à nos activités. Les taxes fixes de la SOMELEC viennent encore corser un tableau très sombre. Je peux continuer à égrener le tableau de nos malheurs en ajoutant que ladite société a décidé de mettre en place un nouveau système de tarification avec un coefficient 3 qui va accélérer notre descente aux enfers.
Il faut aussi ajouter à cela le problème de l’eau que la SNDE n’arrive pas à fournir. Ce point constitue également un handicap majeur pour des usines censées produire de la glace quotidiennement et respecter les standards d’hygiène vis-à-vis des consommateurs. Aujourd’hui l’eau est achetée par tous les usiniers à 20.000 MRO la citerne et nous continuons, malgré cela, à payer des factures exorbitantes de la SNDE. Sur le plan de l’assainissement aussi, nous sommes obligés de faire appel aux citernes que nous payons, alors que nous sommes supposés être branchés sur un réseau financé par la Banque Mondiale (BM) à hauteur de 20.000.000 USD et supervisé par le projet PRAO, qui en a fait la réception, sans qu’une seule de nos unités n’ait bénéficié d’un quelconque branchement. Je ne peux pas citer tous les problèmes auxquels nous faisons face car à ce que je viens de vous dire viennent s’ajouter d’autres contraintes, comme les tracasseries administratives en tous genres, les taxes et paiements abusifs qui étranglent nos activités.
Prenez par exemple le cas des accords de pêche avec le Sénégal (6% seulement pour notre pays de quatre cents pirogues). Je pense qu’il a été conclu sans tenir compte de nos exportateurs car aujourd’hui sur le marché africain, nous autres nationaux ne pouvons plus concurrencer les sénégalais qui y vendent les produits pêchés en Mauritanie, dans le cadre de ce fameux accord, à des prix bien plus réduits que les nôtres. Un état de fait dont l’explication tient à la possibilité qui leur est offerte d’accéder aux ressources halieutiques mauritaniennes sans taxes, sans commission de la Société Mauritanienne de Commercialisation de Poissons (SMCP), ni droits d’accès. Dans le même temps, nous sommes de surcroît soumis à une taxe CEDEAO de 16%.
Je précise ici que ces accords ont été signés avec le Sénégal, uniquement pour alimenter le marché de Saint-Louis. Il est d’ailleurs légitime de s’interroger sur la pertinence d’alimenter des marchés étrangers, alors que les nôtres sont vides et que les prix du poisson à écailles est multiplié par 5. En réalité, aujourd’hui, nous ne pouvons plus continuer car nous n’avons plus de ressources pour faire face à cette situation chaotique.
- Quelle est l’origine de ces problèmes, comment en est-on arrivé là ?
- Ces problèmes sont le résultat d’un cumul de mauvaises décisions administratives prises par les autorités compétentes sur plusieurs années depuis 2014. Des mesures inopportunes et incohérentes basées sur un esprit mercantile, à travers lesquelles on a pris l’option stupide de charger au maximum un secteur porteur avec des taxes, dans l’objectif de combler des déficits ailleurs, dans des branches d’activité qui n’ont rien à avoir avec la pêche. Une situation désormais insupportable et qui ne peut plus continuer. Les responsables du secteur ne semblent pas en avoir pris conscience mais il temps de regarder le problème en face car nous sommes bien au-delà de l’urgence.
- il semblerait que quelques usines aient mis la clef sous la porte et cessé tout bonnement leurs activités : confirmez-vous l’information? Avez-vous engagé des négociations avec les autorités? Si oui, quels en sont les résultats ?
- Comme indiqué au départ, c’est la fermeture définitive de quelques usines de notre comité qui a entraîné la réunion du 27 Septembre. Je vous confirme non seulement que ces usines ont bien mis la clef sous le paillasson, mais j’ajoute que si rien n’est fait immédiatement, 90% des usines de Nouakchott auront fermé définitivement d’ici la fin de l’année 2022.
Nous avons engagé depuis quelques temps des discussions avec le ministère des Pêches, afin de trouver des solutions et nous comptons beaucoup sur la compréhension du ministre à ce sujet. Nous avons aussi préparé des requêtes adressées aux différents ministères concernés par nos problèmes, afin de parvenir à des solutions pouvant nous soulager, ne serait-ce qu’au niveau des charges que nous supportons. Nous n’avons pas encore eu de retour. Mais nous espérons vraiment en avoir au plus vite car l’heure est très grave.
- Pourquoi tant de perturbations dans la production à la section Sud ?
- Cette profonde déprime est due essentiellement à trois éléments : le manque d’outils de production et de main d’œuvre qualifiée ; le renvoi des pêcheurs sénégalais qui ravitaillaient les usines en poissons divers et quantité suffisante, permettant aussi bien l’exportation que la vente sur le marché local ; et enfin, la mise en service du port de Tanit.
- Quel est l’état des finances de vos usines ?
- Encore une situation d’immense détresse. Nous sommes criblés de dettes, dans un contexte de quasi absence d’activités. Cela ajoute une autre dimension à nos problèmes. Résultat : nous n’arrivons plus à payer nos charges fixes, sans parler de nos échéances bancaires qui s’accumulent depuis quelques temps. Autre aspect important, nous n’avons bénéficié d’aucune aide des autorités, notamment sous forme de rééchelonnement qui aurait été parfaitement légitime compte tenu du contexte. Nous sollicitons aujourd’hui un appui auprès des banques, afin d’obtenir cette mesure.
Un délai de grâce de deux ans permettrait de souffler un peu et de surmonter nos problèmes. Je saisis l’occasion pour lancer un appel pressant au président de la République et solliciter son intervention, pour aider à trouver des solutions idoines à toutes ces questions au niveau des différents ministères et organismes (énergie, pêche, assainissement, économie, et Banque centrale…). Notre secteur est vital du fait de son impact socioéconomique (des milliers d’emplois), ainsi que son apport dans la balance des paiements.
Je conclurai par un cri du cœur né d’une certitude : à la date d’aujourd’hui, il nous est impossible de faire face à la situation sans l’aide de l’État car tous les opérateurs que je représente sont à bout de souffle.
Propos recueillis par AS
Le Calame